Page:Émile Faguet - L'Art de lire.djvu/156

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trant une dame qu’il n’avait pas vue depuis très longtemps un homme d’âge hésitait : « Comment ! dit la dame, vous ne me reconnaissez pas ? — Hélas ! madame ; j’ai tant changé ! » C’est précisément ce qu’il faut dire, mais sans méchanceté, et c’est la vérité même, devant un site ou un livre que l’on ne reconnaît plus.

Quand un roman, qui vous arrachait des larmes à vingt ans, ne vous fait plus que sourire, ne vous pressez pas de conclure qu’il est mauvais et que c’est à vingt ans, que vous vous trompiez. Dites seulement qu’il était fait pour votre âge, et que votre âge n’est plus fait pour lui.

J’aimais les romans à vingt ans,
Aujourd’hui je n’ai plus le temps ;
Le bien perdu rend l’homme avare ;
J’y veux voir moins loin mais plus clair :
Je me console de Werther,
Avec la reine de Navarre.

Il n’y a pas lieu de s’en féliciter beaucoup ; mais il est ainsi. Peu de romans lus avec ivresse à vingt ans plaisent à quarante. C’est un peu pour cela qu’il faut les relire, pour se relire, pour se rendre compte de soi, pour s’analyser, pour se connaître par comparaison et pour savoir ce qu’on a perdu.

Non pas toujours ce qu’on a perdu. Il arrive que dans un livre on découvre, au bout de vingt ans, une foule de choses que l’on n’y avait pas entrevues. Cela advient surtout avec les livres philosophiques,