Page:Émile Faguet - L'Art de lire.djvu/20

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avoir raison contre lui, par suite de quoi c’est à cet auteur que ce lecteur revient constamment. En entrant dans sa bibliothèque, ce lecteur-là va tout droit à cet auteur-là et s’assied en se disant, de façon plus ou moins consciente : « Comme je vais avoir raison ! Comme je vais avoir l’esprit juste ! » Je conseillerais un peu à ce lecteur de changer d’auteur favori.

J’ai connu deux hommes qui ne conversaient jamais que de Proudhon. L’un ne jurait que par lui l’autre allait souvent jusqu’à jurer contre lui. Je n’ai jamais su lequel aimait le plus Proudhon, de celui qui y voyait une source inépuisable de vérités, ou de celui qui y voyait un océan de sophismes. L’un l’aimait comme un père spirituel à qui il devait reconnaissance du don de la vie ; l’autre l’aimait comme un homme à qui il devait de savourer continuellement sa supériorité intellectuelle ; l’un l’aimait avec dévotion, l’autre avec égoïsme ; l’un l’aimait de tout l’amour que l’on a pour l’être d’élection, l’autre de tout l’amour que l’on peut avoir pour soi-même ; et l’un était fier de se dire que, s’il rencontrait Proudhon, il le réfuterait et le confondrait assurément ; et l’autre de se dire que, s’il rencontrait Proudhon, il l’expliquerait à lui-même avec une clarté définitive.

Et ils s’aimaient réciproquement, du reste : l’un étant heureux des occasions que lui donnait l’autre d’exposer la doctrine de son maître et de s’en