Page:Émile Faguet - L'Art de lire.djvu/56

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

étourdi par la surprise et il n’y a vraiment pas lieu. Non, c’est bien une conversation commencée qui continue, et c’est ainsi que l’a voulu Racine ; et donc il faut présenter Joad et Abner plus bourgeoisement, entrant par le fond, de front, et conversant déjà ensemble. Voyez ainsi.

De même, quand Oreste et Pilade entrent en scène, Oreste disant : « Oui, puisque je retrouve un ami si fidèle ». Point de jeu de scène. Ils entrent et il n’y a rien autre.

Au contraire, quand Agamemnon réveille Arcas et lui dit : « Oui, c’est Agamemnon, c’est ton roi qui t’éveille », il y a jeu de scène évident et il n’y a point conversation commencée qui continue. Arcas dort, Agamemnon entre, lui touche le bras. Arcas se réveille et manifeste son étonnement de voir Agamemnon à son chevet, ce qu’il est tout naturel qu’il fasse sans parler encore ; et il va parler, mais Agamemnon, très impatient, fiévreux, comme la suite de la scène le montre, lui dit : « Oui, c’est moi ; j’ai à te parler ». Il le lui dit plus solennellement : mais c’est le ton de la tragédie qui le veut ainsi. Ici, je crois qu’il y a jeu de scène. Voyez de la sorte.

En tout cas, voyez ; habituez-vous à voir. Une des choses qui distinguent une pièce bien faite d’une pièce mal faite, une pièce vivante d’une pièce sans vie, c’est que la première, on la voit, et que la seconde, on ne la voit pas. De même que le bon dramatiste a écrit sa pièce en la voyant, de même le bon lec-