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critérium, que Shakespeare est un bien mauvais poète dramatique, puisqu’il n’a qu’un style, oratoire, poétique, lyrique, pour tous ses personnages, d’où conclusion que Shakespeare n’est pas, à proprement parler, un poète dramatique. Le critérium, quoique insuffisant s’il est unique, est très juste : le poète dramatique se révèle vrai créateur d’hommes par plusieurs choses, en particulier par ceci qu’il a autant de styles qu’il a de personnages.

La critique à l’égard de Shakespeare est assez injuste ; car précisément Shakespeare fait parler de la façon la plus différente du monde Falstaff et Othello, Iago et Hamlet, les Joyeuses commères et Béatrix, la nourrice de Juliette et Juliette elle-même.

Et enfin, il reste quelque chose de la critique, parce que, à la vérité, Shakespeare a été trop grand poète et particulièrement trop grand poète lyrique pour ne pas, un peu, faire parler ses principaux personnages d’une manière qui ne les distingue pas suffisamment les uns des autres.

Vous observerez que nos tragiques du XVIe siècle font parler leurs personnages tous de la même façon et qu’il en résulte une monotonie cruelle ; que Corneille est excellent pour donner à Félix, à Stratonice, à Polyeucte et à Sévère des styles qu’on ne peut pas confondre ; que Racine, quoiqu’il y faille de meilleurs yeux, par des nuances, au moins très sensibles, sait fort bien distinguer le langage de Néron de celui de Narcisse, et aussi de celui d’Agrippine.