Page:Émile Nelligan et son œuvre.djvu/35

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
XIX
PRÉFACE


J’aperçois défiler, dans un album de flamme,
Ma jeunesse qui va, comme un soldat passant
Au champ noir de la vie, arme au poing, toute en sang !

C’est l’amertume du Présent, ses soucis, ses étranges angoisses :

La Détresse a jeté sur mon cœur ses noirs voiles
Et les croassements de ses corbeaux latents ;
Et je rêve toujours au vaisseau des Vingt ans,
Depuis qu’il a sombré dans la mer des étoiles.

Ah ! quand pourrai-je encor comme des crucifix
Étreindre entre mes doigts les chères paix anciennes,
Dont je n’entends jamais les voix musiciennes
Monter dans tout le trouble où je geins, où je vis !

C’est la nostalgie de pays inconnus, où tout serait idée et lumière, et dont le lointain désespère son désir :

Et nos cœurs sont profonds et vides comme un gouffre.
Ma chère, allons-nous-en, tu souffres et je souffre.

Fuyons vers le castel de nos Idéals blancs,
Oui, fuyons la Matière aux yeux ensorcelants.

Aux plages de Thulé, vers l’île des Mensonges,
Sur la nef des vingt ans fuyons comme des songes.

Il est un pays d’or plein de lieds et d’oiseaux ;
Nous dormirons tous deux au frais lit des roseaux.

Nous nous reposerons des intimes désastres
Dans des rythmes de flûte, à la valse des astres.

Fuyons vers le château de nos Idéals blancs ;
Oh ! fuyons la Matière aux jeux ensorcelants.

Veux-tu mourir, dis-moi ? tu souffres et je souffre,
Et nos cœurs sont profonds et vides comme un gouffre.

C’est la sensation vive du néant de tout, et de la fin déplorable de ce qu’on aime :

Voici que vient l’amour de mai :
Vivez-le vite, le cœur gai,
      Larivarite et lalari.
Ils tombent tôt les jours méchants,
Vous cesserez aussi vos chants ;
Dans le cercueil il faudra ça,
                    Ça,
                  Lalari
Belles de vingt ans au cœur d’or,
L’amour, sachez-le, tôt s’endort,
      Larivarite et lalari !