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XXIV
ÉMILE NELLIGAN


Cependant que venaient, du fond de la villa,
       Des accords de guitare ancienne,
              De la vieille villa,
          Et qui faisaient deviner là,
          Près d’une obscure persienne,
              Quelque musicienne.

Mais rien n’est plus amer que de penser aussi
       À tant de choses ruinées !
              Ah ! de penser aussi,
          Lorsque nous revenons ainsi
          Par des sentes de fleurs fanées
              À nos jeunes années…, etc.

Quelquefois, sans doute, les deux personnages ne se fondent pas assez bien. Le parnassien domine au recto, et le décadent au verso de la même page. Ainsi il y a de la distance entre la fluidité vague des vers qui précèdent, et la touche précise et fortement accentuée de ceux-ci :

Je remarquais toujours ce grand Jésus de plâtre
Dressé comme un pardon au seuil du vieux couvent,
Échafaud solennel à geste noir, devant
Lequel je me courbais, saintement idolâtre.

Or, l’autre soir, à l’heure où le cri-cri folâtre,
Par les prés assombris, le regard bleu rêvant,
Récitant Éloa, les cheveux dans le vent,
Comme il sied à l’éphèbe esthétique et bellâtre ;

J’aperçus, adjoignant des débris de parois,
Un gigantesque amas de lourde vieille croix
Et de plâtre écroulé parmi les primevères.

Et je restai là, morne, avec des yeux pensifs,
Et j’entendais en moi des marteaux convulsifs
Renfoncer les clous noirs des intimes Calvaires.

Sans doute, avec le temps, Nelligan eût conquis pour son style une unité plus forte, et, de ses diverses tendances, plus fermement équilibrées, se fût fait un moule vraiment personnel et définitif.

Quoi qu’il en soit, il était et fût resté un grand musicien de syllabes. On le prend souvent en défaut d’inspiration et même de sens, jamais en défaut d’harmonie. Il connaît la valeur exacte des sons et leurs plus subtiles nuances. Il tire un parti habile et sûr de tous les artifices de la cadence poétique. J’aime à le citer à ce point de vue, car c’est un maître. Abstraction faite de l’évocation