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Page:Éphémérides du citoyen - T1-2 - 1770.djvu/131

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ment que tous les riches d’une nation, au lieu d’épargner sur leurs revenus ou sur leurs profits annuels, en dépensent la totalité[1] que ; non contents de dé-

  1. Nous demandons à l’Auteur la permission d’ajouter à ce Paragraphe quelques Observations qui nous paroissent importantes ; qui ne contredisent point sa Doctrine mais qui peuvent empêcher les Lecteurs superficiels de se méprendre sur le sens de quelques-unes de ses expressions.
    En général, c’est beaucoup moins par l’épargne sur la dépense des revenus, que par le bon emploi de cette dépense que l’on parvient à la formation des capitaux. L’Auteur distingue dans la phrase suivante, avec très grande raison, une maniere profitable de dépenser & une maniere de dépenser folle. On pourroit étendre cette division : appeler dépense folle la dépense extraordinaire qui consumeroit des capitaux sans nécessité ; dépense stérile, la dépense de consommation journaliere, qui ne diminueroit ni n’accroitroit la somme des capitaux : dépense conservatrice, celle qui se feroit pour les travaux qui ne produisent point de richesses, mais qui les approprient à des usages durables, moyennant lesquels on peut jouir à la fois, & pendant un assez long espace de tems du fruit du travail & des récoltes de plusieurs années ; telles sont les dépenses en construction de maisons, en fabrication de machines, de meubles, &c.& enfin, dépense productive, celle qui paye les travaux par lesquels on accroit réellement la masse des productions que l’on consomme pour les besoins journaliers, & celle des matieres premieres dont on peut, au moyen des dépenses conservatrices, faire des richesses de jouissance durable.
    Ceci posé, nous croyons évident que le meilleur moyen pour accroître les capitaux, est la dépense productive, & après elle, la dépense conservatrice. Mais l’épargne n’est pas productive ; elle n’est même en général que très imparfaitement conservatrice. Elle peut être destructive & nuisible lorsqu’elle se fait sur les dépenses qui auroient été productives, ou seulement profitables.
    Il faut donc écarter la simple idée d’épargne dans les Eléments de la Formation des capitaux. Dès le premier état de l’homme qui vit de productions spontanées, ce n’est pas l’épargne de ces productions qui le conduit à améliorer sa situation et à se former un capital plus ou moins grand. Lorsqu’il a trouvé de quoi diner, ce seroit en vain qu’il jeuneroit par épargne ; si, d’ailleurs, il demeuroit oisif, il risqueroit fort de jeuner toujours par nécessité. Le moyen naturel d’acquérir, de profiter, d’amasser, de s’enrichir est le travail ; premierement de la recherche, puis de la conservation, & enfin de la culture.
    Mais pour travailler, il faut d’abord que le travailleur subsiste. Il ne peut subsister que par la consommation des productions de la terre ou des eaux ; cette consommation est une dépense. Il faut aussi, pour travailler avec succès, qu’il ait des instruments ; soit qu’il employe son tems à fabriquer lui-même ces instruments, soit qu’il les acquiere, par le moyen de l’échange, de ceux qui les auroient fabriqués, & qui ont consommé en fabriquant. Les choses qu’il donne en échange, ou les consommations qu’il est obligé de faire, sont encore une dépense. Ce n’est donc que par des dépenses, faites avec intelligence & à profit, & non pas par des épargnes, que l’on peut augmenter sa fortune dans le commencement des sociétés, & avant que les arts multipliés & perfectionnés, & l’introduction de l’argent dans le commerce, aient étendu et compliqué la circulation des richesses & des travaux.
    Mais, dans la société toute formée, l’épargne a des effets plus dangereux encore.
    Dès que les travaux se sont partagés au point que chacun se trouve naturellement fixé à un seul genre d’entreprise, qu’un Cultivateur ne fait que du bled, tandis que l’autre ne fait que du Vin ; qu’un Manufacturier ne fabrique que des étoffes de laine, lorsque son voisin ne se livre qu’à la préparation, des cuirs, &c. Que tout Entrepreneur en chef, soit de culture, soit de purs ouvrages de main, se charge de fournir la société d’un seul article dans la masse des consommations, & se soumet à acheter lui-même tout le reste de ce qui pourra être utile ou nécessaire à sa consommation personnelle, ou à celle de ses agents. Il faut pour completter la distribution des richesses, des subsistances & des jouissances entre tous les membres de la société, que tout ce qui se cultive ou se fabrique soit vendu & acheté ; excepté dans chaque espece, la quantité que chaque Entreprenneur a pu se réserver directement. Il y a même plusieurs genres de travaux précieux, où l’Entreprenneur ne garde rien du tout de ce qu’il a fait naître, vend tout le fruit de son travail & de ses avances, se prive de la consommation des objets de son labeur, & rachete d’autres objets du même genre à des qualités inférieures, pour faire des consommations moins couteuses. C’est ainsi que les Cultivateurs du vin de Chambertin le vendent tout jusqu’à la derniere bouteille, & se pourvoient dans le Pays d’autre vin plus commun pour leur boisson. C’est ainsi qu’un bijoutier ne gardera pour lui aucun des diamans qu’il taille ou qu’il monte, & qu’il les vendra tous pour faire subsister & pour enrichir sa famille. C’est ainsi qu’un Fabriquant ou qu’un Marchand d’étoffes de soie, ne sera cependant habillé que de laine, &c.
    Mais pour que tout ce qui se cultive et se fabrique puisse être vendu, il faut que tous ceux qui reçoivent de la nature & de leur travail, des revenus, & des reprises ou des salaires, qui sont les uniques moyens d’acheter mettent ces moyens d’acheter en circulation. Car, en vain, la moitié de la Société mettroit-elle tous les fruits de son travail d’une année en vente, si l’autre moitié refuse d’acheter, & s’obstine à garder par épargne tout, ou forte partie de ses moyens de payer, la premiere ne pourra pas tout vendre, ou vendra à perte : ce qui dérangera & ruinera la culture, & les travaux de tous ceux qui n’en retiroient précisément que leurs frais et qui ne pourroient continuer à les retirer qu’autant qu’ils vendroient toute leur récolte, ou qu’ils débiteroient tout leur magasin à un tel prix. Et il y a toujours un très grand nombre de gens dans ce cas-là.
    Dans les Pays où les revenus se payent en argent, si ces revenus, qui représentent la partie disponible des récoltes, ne sont pas dépensés par les Propriétaires, il y aura justement une partie correspondante de la récolte qui ne sera pas débitée, & dont le Cultivateur aura cependant payé le prix aux Propriétaires, sans l’avoir retiré de ses ventes, par lesquelles seulement il avoit combiné pouvoir payer annuellement à ce Propriétaire la somme dont ils sont convenus. Cette partie de récolte invendue, & dont le Fermier voudra cependant se défaire tombera nécessairement à vil prix : ce vil prix influera tout aussi nécessairement sur les autres prix, qui se mettent naturellement de niveau, comme l’Auteur l’a très bien démontré (dans les paragraphes 33, 34 & 35 de son Ouvrage volume précédent, pages 32-38). Mais la diminution des prix nécessitera pareillement celle des réproductions, ainsi que nous venons de le voir en parlant de celles qui ne rendent que les frais ; & celles des revenus, qui sont toujours en raison de la quantité de productions à vendre, combinée avec le prix auquel elles sont vendues, & comparée avec les frais d’exploitation. Mais encore la diminution des revenus sera en perte pour les Propriétaires parcimonieux, qui auront peine à concevoir comment ils ont fait pour se ruiner en épargnant, & qui n’y verront de ressource que celle d’augmenter leurs épargnes. Ce qui précipitera la marche de leur ruine, jusqu’à ce qu’ils soient venus au point où la misere absolue leur rendra l’épargne impossible, & les forcera de se jetter, trop tard, dans les Classes laborieuses.
    C’est ainsi qu’à en juger, même par les seules lumieres de la raison, on pourroit dire que l’avarice est un véritable péché mortel ; parcequ’elle fait mourir ceux qui auroient subsisté sur la dépense, & que peu s’en faut qu’elle ne réduise au même terme, par un chemin plus ou moins long, ceux qui font ce tort à la Société.
    Il ne s’en suit pas de là qu’il ne faille, pour entretenir la Société dans un état de richesse, pour animer la circulation, donner la subsistance à beaucoup de gens, & se soutenir soi-même dans l’aisance, que dépenser tout son revenu sans régle. Si l’avarice est le péché des sots, la prodigalité est celui des foux. Et cela est si reconnu, qu’ainsi que nous l’avons remarqué plus haut, l’on appelle généralement dépenses folles, celles qui dissipent sans objet, sans but, sans fruit, des revenus & des capitaux. Ce dont il s’agit n’est donc pas d’épargner les revenus, c’est encore moins de dépenser au hasard les capitaux. C’est de dépenser avec intelligence, tout ce que l’on peut dépenser pour payer des travaux utiles.
    Il n’en coute pas plus pour faire subsister un travailleur qu’un homme oisif. Il n’en coute pas plus pour un travailleur productif ou du moins utile que, pour une autre espece de salarié dont l’utilité seroit nulle. C’est donc à ceux qui distribuent des salaires, à savoir qu’il vaut mieux employer des Laboureurs, des Vignerons, des Pâtres, des Maçons, des Pionniers, pour avoir des récoltes, pour soigner & multiplier des troupeaux, pour bâtir des maisons, pour creuser des canaux, &c. que des Musiciens et des Danseurs. Quoi, me dira-t-on ! Est-ce que vous voudriez empêcher les grands Propriétaires riches de payer des Musiciens et des Danseurs pour les divertir ? Certainement je ne voudrois, pour rien au monde, empêcher qui que ce soit de faire l’usage qu’il lui plait du revenu qui est à lui. Mais je dirai toujours que si ces Propriétaires veulent devenir plus riches, & rendre la dépense de leur revenu plus utile pour eux et pour les autres, ils auront raison de faire plutôt de la musique eux-mêmes, sans compter que la musique que l’on compose ou qu’on exécute fait dix fois plus de plaisir que celle que l’on paye : & quant aux ballets soudoyés, les jeunes demoiselles diront comme moi, qu’il vaudroit mieux qu’on leur laissât danser à elles-mêmes des contredanses à leur gré, & qu’on employât la dépense des Danseurs à gages à améliorer la fortune de leurs peres & à grossir leur mariage. Les plaisirs des riches mêmes peuvent donc s’accorder avec leur intérêt bien entendu. On ne nous soupçonnera pas de solliciter des Loix somptuaires, car elles seroient prohibitives ; et toute Loi prohibitive d’une action ou d’une conduite qui n’attaque ni la liberté ni la propriété de personne, est elle-même un attentat contre le droit naturel, & une violation de la Loi primitive de la justice, qui doit servir de règle souveraine à toutes les Loix civiles & politiques. Mais sans aucune espece de prohibitions, les Chefs de la Société peuvent, par la seule influence de l’exemple & des distinctions, tourner les mœurs vers les travaux utiles plutôt que vers les dépenses folles, ou vers une épargne au moins stérile. Cette derniere paroit tenir le milieu entre les deux autres. On conçoit cependant combien elle est en elle-même différente de la bonne Administration. C’est celle-ci qui augmente véritablement les capitaux par des dépenses fructueuses. Telle est l’opinion même de l’Auteur, (voyez plus bas dans son dernier paragraphe) dans lequel il dit très que, «les entrepreneurs ne font d’autre usage de l’argent qu’ils épargnent, que de le convertir sur-le-champ dans différentes natures d’effets sur lesquels roulent son entreprise. Et qu’ainsi cet argent rentre dans la circulation». C’est en effet par-là qu’il leur profite. D’où suit que ce ne sont pas réellement des épargnes ; mais des dépenses bien dirigées, qui sont la source de l’augmentation de leurs capitaux, & de l’amélioration de leur fortune. Et que s’il y a quelques momens où ils paroissent épargner réellement, parcequ’ils attendent, ou le tems le plus propre à l’emploi, ou l’accumulation d’une somme assez considérable pour les dépenses que cet emploi demande, cette épargne apparente n’est qu’une espece d’oscillation qui prépare à un plus grand cours de dépenses ; c’est ainsi, pour nous servir d’un proverbe commun, que l’on peut reculer un instant pour mieux sauter : ou si l’on veut une image plus vraie, c’est ainsi que lorsque la mer s’éleve, le flot s’arrête un instant, & recule même de quelques pouces, pour avancer ensuite de plusieurs toises. Il nous semble que c’est en ce sens que tout ce que l’Auteur dit de l’épargne, doit être entendu dans tout le reste de cet Ouvrage.