Page:Érasme - Éloge de la folie.djvu/25

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Lucrèce, aurait beau faire, sans mon secours elle resterait sans force et sans pouvoir.

C’est de ce jeu ridicule, dont je réclame l’invention, que proviennent les philosophes pleins d’orgueil et leurs successeurs actuels, vulgairement nommés moines ; de cette même source viennent aussi les majestés royales, les prêtres sacrés, les pontifes trois fois saints, et encore cette foule de demi-dieux, si pressée, que l’Olympe, tout vaste qu’il est, peut à peine la contenir. Mais ce n’est pas assez de vous avoir démontré que moi seule féconde les sources de la vie ; je n’aurais rien fait si je ne vous prouvais que tous les agréments de cette vie, vous les devez à ma munificence.

Que serait-elle si on en retranchait le plaisir ? — Vous applaudissez. — Je pensais bien qu’il n’y avait parmi vous personne d’assez sage… d’assez fou, voulais-je dire… mais non d’assez sage… j’avais raison d’abord, pour n’être pas de mon avis. Vos stoïciens eux-mêmes ne dédaignent pas le plaisir, bien qu’ils le dissimulent avec soin, et ne manquent jamais d’en médire en public ; mais il ne faut voir là qu’une manœuvre adroite pour détourner les autres du gâteau, afin d’avoir meilleure part. Oseraient-ils soutenir, ces hypocrites, qu’il y ait un seul jour dans la vie qui ne soit triste, monotone, insipide, plein d’ennuis et de dégoûts, à moins que le plaisir, c’est-à-dire la Folie, n’y vienne mettre son grain de sel ? Le témoignage de Sophocle, qu’on ne saurait trop citer, serait à la vérité suffisant pour prouver cette proposition. N’est-ce pas lui qui a renfermé dans un vers notre éloge le plus