Page:Érasme - Éloge de la folie.djvu/38

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pour bien longtemps, entre gens qui ont l’œil perçant de l’aigle et du serpent d’Épidaure pour pénétrer les défauts du prochain. Pour les leurs, ils ne les voient pas ; comme dans la fable d’Ésope, ils les portent dans la poche de derrière. Et d’ailleurs, si aux vices essentiels que vous rencontrez chez ces esprits supérieurs, même les plus parfaits, vous ajoutez les différences d’âge et d’étude, les fautes, les erreurs et les ennuis qui traversent la vie, vous resterez convaincus que l’amitié ne pourrait se prolonger au delà d’une heure entre ces Argus, s’ils ne sacrifiaient, eux aussi, à cette heureuse inconséquence qu’il vous est donné de nommer folie ou facilité de mœurs à votre choix. Il n’y a pas à s’en étonner. Cupidon n’est-il pas l’auteur et le père de toute liaison ? Et ce dieu ne jouit-il pas d’une telle hallucination de la vue, qu’il voit le laid en beau ! Il a accordé à chacun de vous le même privilége, si bien que l’objet de vos affections est toujours beau à vos yeux : le vieux goûte sa vieille tout de même que l’adolescent la vierge qu’il désire. Il en est ainsi partout, partout on en rit ; mais c’est cependant cet aveuglement, malgré son ridicule, qui jette quelque agrément sur la vie et forme les plus forts liens de la société.


Ce que je viens de dire des liaisons amicales s’applique à plus forte raison au mariage, qui ne doit être, à proprement parler, que la fusion de deux vies en une seule. Dieux immortels, que de divorces ou de choses pires que le divorce troubleraient chaque jour les