Page:Érasme - Éloge de la folie.djvu/80

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

pas. Ceux-là sont dans une grave erreur qui font résider le bonheur dans les choses mêmes, tandis qu’il est véritablement dans l’opinion qu’on en a ; car les choses d’ici-bas offrent tant d’obscurités et de divergences, qu’il est impossible d’y connaître rien d’un peu certain, comme l’ont fort bien dit mes amis les platoniciens, les moins impertinents de tous les philosophes ; que si par hasard on découvre quelque vérité indiscutable, c’est toujours aux dépens du bonheur. L’esprit humain est ainsi fait que l’illusion a plus de prise sur lui que la réalité ; il n’est pas difficile d’en donner des preuves convaincantes. Entrez dans une assemblée, dans un temple ; le sujet est-il sérieux, tout le monde dort, bâille ou s’ennuie à mourir. Mais que le brailleur (pardon, je voulais dire l’orateur), comme il n’advient que trop souvent, se mette à débiter quelque conte de bonne femme, aussitôt l’auditoire s’éveille et il est tout oreilles. De même, si on célèbre l’anniversaire de quelque saint apocryphe et de pure invention, comme par exemple saint Georges, saint Christophe ou sainte Barbe, la foule y apportera plus de ferveur que s’il s’agissait de saint Pierre, de saint Paul ou du fils de Dieu lui-même. Mais passons à autre chose.

L’imagination est certainement la source où l’on puise le bonheur à meilleur marché ; la réalité, fût-ce même la plus légère, comme la science de la grammaire, donne tant de peine à acquérir ! L’esprit humain a naturellement la plus grande affinité pour le rêve, qui le conduit sans efforts vers des pays enchantés.