Page:Érasme - Éloge de la folie.djvu/84

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« La Folie, me direz-vous, n’a pas de temples, et personne ne lui offre de sacrifices. » Par Hercule, je le sais mieux que personne, et cette ingratitude des hommes est justement ce qui m’étonne. Mais bonne, comme je suis, je ne m’en offense point, et ne désire pas même de tels hommages. Ne serais-je pas bien sotte de réclamer le sacrifice d’un grain d’encens, d’un gâteau, d’un bouc ou d’une truie, lorsqu’en tous lieux tous les mortels me rendent ce culte intérieur que les théologiens mettent au-dessus de tout autre ? Pourquoi irais-je envier à Diane le sang humain dont on arrose ses autels ; n’ai-je pas lieu d’être satisfaite quand je vois les hommes me porter dans leur cœur, m’exprimer par leurs mœurs, me fondre pour ainsi dire dans leur vie ! C’est là un genre de culte fort rare chez les chrétiens. Vous rencontrerez bon nombre de dévots, capables d’offrir un petit cierge à la Vierge, en plein midi, alors qu’elle n’en a que faire, mais vous n’en verrez guère imiter sa chasteté, sa modestie et son amour des choses éternelles. C’est pourtant là la vraie dévotion, la seule agréable aux dieux. Au surplus, qu’ai-je besoin de temples, la terre entière ne m’est-elle pas consacrée, et si je ne me trompe, on se contenterait à moins ! Où je n’ai pas de dévots, c’est qu’il n’y a pas d’hommes. Je ne suis pas encore assez inepte pour désirer qu’on m’érige des statues et de misérables images ; je ne pourrais qu’y perdre, car la majorité des hommes, grossière et lourde, adore presque toujours l’image du Dieu au lieu du Dieu lui-même, de sorte que ces pauvres immortels