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VIE DE BLAISE PASCAL.

choses semblables. Il trouvoit tout cela lui seul ; ensuite il cherchoit les proportions des figures entre elles. Mais comme le soin de mon père avoit été si grand de lui cacher toutes ces choses, il n’en savoit pas même les noms. Il fut contraint de se faire lui-même des définitions ; il appeloit un cercle un rond, une ligne une barre, et ainsi des autres. Après ces définitions il se fit des axiomes, et enfin il fit des démonstrations parfaites ; et comme l’on va de l’un à l’autre dans ces choses, il poussa les recherches si avant, qu’il en vint jusqu’à la trente-deuxième proposition du premier livre d’Euclide[1]. Comme il en étoit là-dessus, mon père entra dans le lieu où il étoit, sans que mon frère l’entendît ; il le trouva si fort appliqué, qu’il fut longtemps sans s’apercevoir de sa venue. On ne peut dire lequel fut le plus surpris, ou le fils de voir son père, à cause de la défense expresse qu’il lui en avoit faite, ou le père de voir son fils au milieu de toutes ces choses. Mais la surprise du père fut bien plus grande, lorsque, lui ayant demandé ce qu’il faisoit, il lui dit qu’il cherchoit telle chose, qui étoit la trente-deuxième proposition du premier livre d’Euclide. Mon père lui demanda ce qui l’avoit fait penser à chercher cela : il dit que c’étoit qu’il avoit trouvé telle autre chose ; et sur cela lui ayant fait encore la même question, il lui dit encore quelques démonstrations qu’il avoit faites ; et enfin, en rétrogradant et s’expliquant toujours par les noms de rond et de barre, il en vint à ses définitions et à ses axiomes.

Mon père fut si épouvanté de la grandeur et de la puissance de ce génie, que sans lui dire mot il le quitta, et alla chez M. Le Pailleur, qui étoit son ami intime, et qui étoit aussi fort savant. Lorsqu’il y fut arrivé, il y demeura immobile comme un homme transporté. M. Le Pailleur voyant cela, et voyant même qu’il versoit quelques larmes, fut épouvanté, et le pria de ne lui pas celer plus longtemps la cause de son déplaisir. Mon père lui répondit : « Je ne pleure pas d’affliction, mais de joie. Vous savez les soins que j’ai pris pour ôter à mon fils la connoissance de la géométrie, de peur de le détourner de ses autres études : cependant voici ce qu’il a fait. » Sur cela il lui montra tout ce qu’il avoit trouvé, par où l’on pouvoit dire en quelque façon qu’il avoit inventé les mathématiques. M. Le Pailleur ne fut pas moins surpris que mon père l’avoit été, et lui dit qu’il ne trouvoit pas juste de captiver plus longtemps cet esprit, et de lui cacher encore cette connoissance ; qu’il falloit lui laisser voir les livres, sans le retenir davantage.

Mon père, ayant trouvé cela à propos, lui donna les Élémens d’Euclide pour les lire à ses heures de récréation. Il les vit et les entendit tout seul, sans avoir jamais eu besoin d’aucune explication ; et pendant qu’il les voyoit, il composoit et alloit si avant, qu’il se trouvoit régulièrement aux conférences qui se faisoient toutes les semaines, où tous les habiles gens de Paris s’assembloient pour porter leurs ouvrages, ou pour examiner ceux des autres[2]. Mon frère y tenoit fort bien son rang, tant pour l’examen que pour la production ; car il étoit de ceux qui y

  1. Que la somme des angles d’un triangle est égale à deux droits.
  2. Ces conférences, qui furent l’origine de l’Académie des sciences, se tenaient chez le P.  Mersenne.