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VIE DE BLAISE PASCAL.

croyable combien il étoit exact sur ce point. J’en étois même dans la crainte ; car il trouvoit à redire à des discours que je faisois, et que je croyois très-innocens, et dont il me faisoit ensuite voir les défauts, que je n’aurois jamais connus sans ses avis. Si je disois quelquefois que j’avois vu une belle femme, il se fâchoit, et me disoit qu’il ne falloit jamais tenir ce discours devant des laquais ni des jeunes gens, parce que je ne savois pas quelles pensées je pourrois exciter par là en eux. Il ne pouvoit souffrir aussi les caresses que je recevois de mes enfans, et il me disoit qu’il falloit les en désaccoutumer, et que cela ne pouvoit que leur nuire ; et qu’on leur pouvoit témoigner de la tendresse en mille autres manières. Voilà les instructions qu’il me donnoit là-dessus, et voilà quelle étoit sa vigilance pour la conservation de la pureté dans lui et dans les autres.

Il lui arriva une rencontre, environ trois mois avant sa mort, qui en fut une preuve bien sensible, et qui fait voir en même temps la grandeur de sa charité. Comme il revenoit un jour de la messe de Saint-Sulpice, il vint à lui une jeune fille d’environ quinze ans, fort belle, qui lui demanda l’aumône ; il fut touché de voir cette personne exposée à un danger si évident ; il lui demanda qui elle étoit, et ce qui l’obligeoit sainsi à demander l’aumône ; et ayant su qu’elle étoit de la campagne, et que son père étoit mort, et que sa mère étant tombée malade, on l’avoit portée à l’Hôtel-Dieu ce jour-là même, il crut que Dieu la lui savoit envoyée aussitôt qu’elle avoit été dans le besoin ; de sorte que dès l’heure même il la mena au séminaire, où il la mit entre les mains d’un bon prêtre à qui il donna de l’argent, et le pria d’en avoir soin, et de la mettre en condition où elle pût recevoir de la conduite à cause de sa jeunesse, et où elle fût en sûreté de sa personne. Et pour le soulager dans ce soin, il lui dit qu’il lui enverroit le lendemain une femme pour lui acheter des habits, et tout ce qui lui seroit nécessaire pour la mettre en état de pouvoir servir une maîtresse. Le lendemain il lui envoya une femme qui travailla si bien avec ce bon prêtre, qu’après l’avoir fait habiller, ils la mirent dans une bonne condition. Et cet ecclésiastique ayant demandé à cette femme le nom de celui qui faisoit cette charité, elle lui dit qu’elle n’avoit point charge de le dire, mais qu’elle le viendroit voir de temps en temps pour pourvoir aux besoins de cette fille, et il la pria d’obtenir de lui la permission de lui dire son nom : « Je vous promets que je n’en parlerai jamais pendant sa vie ; mais si Dieu permettoit qu’il mourût avant moi, j’aurois de la consolation de publier cette action : car je la trouve si belle, que je ne puis souffrir qu’elle demeure dans l’oubli. » Ainsi par cette seule rencontre ce bon ecclésiastique, sans le connoître, jugeoit combien il avoit de charité et d’amour pour la pureté. Il avoit une extrême tendresse pour nous ; mais cette affection n’alloit pas jusqu’à l’attachement. Il en donna une preuve bien sensible à la mort de ma sœur, qui précéda la sienne de dix mois. Lorsqu’il reçut cette nouvelle il ne dit rien, sinon : « Dieu nous fasse la grâce d’aussi bien mourir ! » et il s’est toujours depuis tenu dans une soumission admirable aux ordres de la providence de Dieu, sans faire jamais réflexion que sur les grandes grâces que Dieu avoit faites à ma sœur