Page:Œuvres complètes de Blaise Pascal Hachette 1871, vol1.djvu/44

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
22
VIE DE BLAISE PASCAL.

J’envoyai à M. le curé à l’heure même, qui manda qu’il n’y en avoit point qui fût en état d’être transporté ; mais qu’il lui donneroit, aussitôt qu’il seroit guéri, un moyen d’exercer la charité, en se chargeant d’un vieux homme dont il prendroit soin le reste de sa vie : car M. le curé ne doutoit pas alors qu’il ne dût guérir.

Comme il vit qu’il ne pouvoit pas avoir un pauvre en sa maison avec lui, il me pria donc de lui faire cette grâce de le faire porter aux Incurables, parce qu’il avoit grand désir de mourir en la compagnie des pauvres. Je lui dis que les médecins ne trouvoient pas à propos de le transporter en l’état où il étoit : ce qui le fâcha beaucoup ; il me fit promettre que, s’il avoit un peu de relâche, je lui donnerois cette satisfaction.

Cependant cette douleur de tête augmentant, il la souffroit toujours comme tous les autres maux, c’est-à-dire sans se plaindre ; et une fois, dans le plus fort de sa douleur, le dix-septième d’août, il me pria de faire faire une consultation ; mais il entra en même temps en scrupule, et me dit : « Je crains qu’il n’y ait trop de recherche dans cette demande. » Je ne laissai pourtant pas de la faire ; et les médecins lui ordonnèrent de boire du petit-lait, lui assurant toujours qu’il n’y avoit nul danger, et que ce n’étoit que la migraine mêlée avec la vapeur des eaux. Néanmoins, quoi qu’ils pussent dire, il ne les crut jamais, et me pria d’avoir un ecclésiastique pour passer la nuit auprès de lui ; et moi-même je le trouvai si mal, que je donnai ordre, sans en rien dire, d’apporter des cierges et tout ce qu’il falloit pour le faire communier le lendemain matin.

Les apprêts ne furent pas inutiles, mais ils servirent plus tôt que nous n’avions pensé : car environ minuit, il lui prit une convulsion si violente, que, quand elle fut passée, nous crûmes qu’il étoit mort, et nous avions cet extrême déplaisir, avec tous les autres, de le voir mourir sans le saint sacrement, après l’avoir demandé si souvent avec tant d’instance. Mais Dieu, qui vouloit récompenser un désir si fervent et si juste, suspendit comme par miracle cette convulsion, et lui rendit son jugement entier, comme dans sa parfaite santé ; en sorte que M. le curé, entrant dans sa chambre avec le saint sacrement, lui cria : « Voici Celui que vous avez tant désiré. » Ces paroles achevèrent de le réveiller ; et comme M. le curé approcha pour lui donner la communion, il fit un effort, et il se leva seul à moitié pour le recevoir avec plus de respect ; et M. le curé l’ayant interrogé, suivant la coutume, sur les principaux mystères de la foi, il répondit distinctement : « Oui, monsieur, je crois tout cela de tout mon cœur. » Ensuite il reçut le saint viatique et l’extrême-onction avec des sentimens si tendres, qu’il en versoit des larmes. Il répondit à tout, remercia M. le curé ; et lorsqu’il le bénit avec le saint ciboire, il dit : « Que Dieu ne m’abandonne jamais ! » Ce qui fut comme ses dernières paroles ; car, après avoir fait son action de grâces, un moment après ses convulsions le reprirent, qui ne le quittèrent plus, et qui ne lui laissèrent pas un instant de liberté d’esprit : elles durèrent jusqu’à sa mort, qui fut vingt-quatre heures après, le dix-neuvième d’août 1662 à une heure du matin, âgé de trente-neuf ans deux mois.