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LETTRES PROVINCIALES.

QUATRIÈME LETTRE.
De la grâce actuelle toujours présente, et des péchés d’ignorance.
De Paris, ce 25 février 1656.
Monsieur,

Il n’est rien tel que les jésuites. J’ai bien vu des jacobins, des docteurs, et de toute sorte de gens ; mais une pareille visite manquoit à mon instruction. Les autres ne font que les copier. Les choses valent toujours mieux dans leur source. J’en ai donc vu un des plus habiles, et j’y étois accompagné de mon fidèle janséniste, qui vint avec moi aux Jacobins. Et comme je souhaitois particulièrement d’être éclairci sur le sujet d’un différend qu’ils ont avec les jansénistes, touchant ce qu’ils appellent la grâce actuelle, je dis à ce bon père que je lui serois fort obligé s’il vouloit m’en instruire ; que je ne savois pas seulement ce que ce terme signifioit : je le priai donc de me l’expliquer. « Très-volontiers, me dit-il, car j’aime les gens curieux. En voici la définition. Nous appelons « grâce actuelle, une inspiration de Dieu par laquelle il nous fait connoître sa volonté, et par laquelle il nous excite à la vouloir accomplir. » — Et en quoi, lui dis-je, êtes-vous en dispute avec les jansénistes sur ce sujet ? — C’est, me répondit-il, en ce que nous voulons que Dieu donne des grâces actuelles à tous les hommes, à chaque tentation, parce que nous soutenons que, si l’on n’avoit pas à chaque tentation la grâce actuelle pour n’y point pécher, quelque péché que l’on commît, il ne pourroit jamais être imputé. Et les jansénistes disent, au contraire, que les péchés commis sans grâce actuelle ne laissent pas d’être imputés : mais ce sont des rêveurs. » J’entrevoyois ce qu’il vouloit dire ; mais, pour le lui faire encore expliquer plus clairement, je lui dis : « Mon père, ce mot de grâce actuelle me brouille ; je n’y suis pas accoutumé : si vous aviez la bonté de me dire la même chose sans vous servir de ce terme, vous m’obligeriez infiniment. — Oui, dit le père, c’est-à-dire que vous voulez que je substitue la définition à la place du défini : cela ne change jamais le sens du discours ; je le veux bien. Nous soutenons donc, comme un principe indubitable, qu’une action ne peut être imputée à péché, si Dieu ne nous donne, avant que de la commettre, la connoissance du mal qui y est, et une inspiration qui nous excite à l’éviter. » M’entendez-vous, maintenant ? »

Étonné d’un tel discours, selon lequel tous les péchés de surprise, et ceux qu’on fait dans un entier oubli de Dieu, ne pourroient être imputés, je me tournai vers mon janséniste, et je connus bien, à sa façon, qu’il n’en croyoit rien. Mais, comme il ne répondait mot, je dis à ce père : « Je voudrois, mon père, que ce que vous dites fût bien véritable, et que vous en eussiez de bonnes preuves. — En voulez-vous ? me dit-il aussitôt. Je m’en vas vous en fournir, et des meilleures ; laissez-moi faire. » Sur cela, il alla chercher ses livres. Et je dis cependant à mon ami : « Y en a-t-il quelque autre qui parle comme celui-ci ? — Cela vous est-il si nouveau ? me répondit-il. Faites état que jamais les Pères, les papes, les conciles, ni l’Écriture, ni aucun livre de piété, même