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LETTRES PARISIENNES (1844).

de tous côtés leur costume, qui était d’une extrême exactitude, disait-on. Nous voulons le croire ; cependant il y avait là peu de juges ; ce beau costume consistait, pour le fond, en petits chiffons de toile jaune tressés de plumes grises. Avec un vieux plumeau et des rubans de fil, on imiterait facilement le moelleux de ce précieux tissu de l’Inde. Quant aux ornements, les voici : des arêtes de poisson, des os de chien, des cornes de rhinocéros, des ongles de vautour, des becs d’aigle, des crocs de tigre, des mâchoires de requin, des sourires de crocodile, etc., etc. Eh bien, cela n’était pas très-joli ; les moindres diamants font plus d’effet que toutes ces raretés-là. Vous comprenez que, dans un bal où flottent les robes de gaze, les falbalas de dentelles, des sauvages ornés d’arêtes, de griffes et de crocs sont des voisins fort incommodes ? Ceux-là entraînaient violemment tout le monde ; et lorsqu’ils dansaient, ils emmenaient à chaque pas avec eux, et malgré eux, toujours trois ou quatre danseuses à la fois, ce qui ne laissait pas que de compliquer les figures. « Oh ! les ennuyeux sauvages ! s’écriait une jeune femme dont l’écharpe de gaze venait d’être égratignée par un bracelet de becs d’aigle… les ennuyeux sauvages !… » Puis, apercevant l’amiral de la Suze, qui venait d’ôter son masque : « Mon cher amiral, ajouta-t-elle d’un air câlin, vous qui avez tant voyagé, ne pourriez-vous pas leur indiquer une île déserte ? » Ces sauvages étaient tatoués, comme il convient à tout bon et loyal sauvage. La figure de l’un était jaune d’or chiné de rouge ; celle de l’autre affectait une sorte de pékin rayé, vert, jaune et noir. C’était la seule jolie étoffe de leur costume.

À propos de tatouage, on raconte que les médecins du roi de Suède ont été bien étonnés l’autre jour, en saignant Sa Majesté, de trouver très-lisiblement écrits sur son bras auguste ces trois mots : « Liberté, égalité ou la mort ! » Ils ne pouvaient revenir de leur surprise. Il y a si longtemps que Charles-Jean est roi, qu’on a oublié qu’il a commencé par n’être qu’un héros, et c’est un si bon roi qu’on ne peut pas se figurer qu’il ait été aussi jadis un bon républicain. Mais quelle chose étrange ! un roi tatoué de liberté ! Tout notre siècle est raconté, dans ce rapprochement : « Liberté, égalité ou la mort ! » C’est avec ces devises-là que de nos jours on arrive au trône.