contraire, qu’il faut tourmenter, repousser, chasser, étouffer, c’est elle qu’il faut vaincre à force d’occupations, de mouvement et de bruit. Il faut alors avoir recours à toutes les distractions périlleuses, comme les luttes politiques, les affaires, les voyages ; à toutes les agitations indifférentes, comme les plaisirs de la vanité, les obligations du monde, les travaux d’artiste, les études scientifiques ; enfin, à toutes ces occupations intéressantes où le cœur n’entre pour rien, mais qui emploient les heures, qui nourrissent les yeux d’images variées, qui captivent la mémoire par des mots nouveaux, qui entraînent l’esprit observateur malgré lui, qui étourdissent les souvenirs, qui vieillissent les impressions, qui ne consolent pas sans doute, mais qui du moins ne laissent pas le temps de penser et de souffrir. Ce rapide mouvement qui emporte votre existence semble en précipiter le cours ; on se fait illusion. On finit par croire qu’en vivant si vite on mourra plus tôt.
M. de Lusigny observait depuis un instant madame Charles de Viremont, et déjà il pénétrait ses plus intimes pensées. Il lisait dans ce gracieux sourire un affreux chagrin, un amer dépit, une secrète honte d’avoir pu résister à de tels malheurs. Il devinait que cette jeune âme avait dit un adieu irrévocable à toute émotion douce, à tout sentiment affectueux. « Elle aussi, pensait-il, a pris pour devise ce mot de Valentine de Milan : Rien ne m’est plus, plus ne m’est rien ; mais elle ne le dit pas, comme la noble veuve, en habits de deuil, les yeux baignés de larmes, le cœur navré d’amour ; elle le dit en robe de bal, le cœur éteint et les yeux secs. »
Absorbé par ses réflexions, M. de Lusigny était devenu muet. Cette préoccupation était sincère, et il ne jouait aucun rôle en ce moment. Mais le monde n’est pas si sot que de croire à la sincérité ; il est trop profond pour cela ; il a plus tôt fait de supposer mille ruses. Le monde est souvent complice des trompeurs ; il leur donne parfois d’excellentes idées, et plus d’un séducteur dérouté a trouvé dans un soupçon d’abord injuste l’inspiration d’un stratagème qui plus tard l’a fait réussir. Bref, chacun imagina que ce silence et cet air pensif cachaient de graves et hostiles projets.
Il y avait ce soir-là un petit bal chez madame de M…, où