Page:Œuvres complètes de Delphine de Girardin, tome 3.djvu/255

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phrase : « Un malheur arrivé à une personne de ma famille m’oblige de quitter Paris à l’instant… » Or M. de Lusigny n’avait point quitté Paris, et certainement aucun malheur ne lui était arrivé, puisqu’il avait employé tranquillement sa matinée à écrire à des princesses russes. Ces gémissements, ce faux malheur n’étaient donc qu’un misérable prétexte, un mensonge cruel qui cachait un tort plus cruel encore sans doute ; il y avait derrière ce voile une trahison infâme, un mystère de perfidie qu’il fallait éclaircir à tout prix.

Malgré les conseils que lui dictait son orgueil, Léontine se décida à écrire à M. de Lusigny. Le style de son billet était fort laconique, et pourtant il disait trop peut-être :

« Vous n’êtes point parti ; vous m’avez trompée, pourquoi ? Répondez. Quelle que soit la vérité, je veux la savoir. »

M. de Lusigny répondit :

« La vérité ? je ne puis vous la dire ; je vous ai trompée pour vous épargner un chagrin ; mais ne me croyez pas coupable… oh ! ne m’accusez pas. »

Ce peu de mots suffisaient pour mettre à la torture l’esprit d’une pauvre femme ; ils produisirent leur effet. Léontine manqua en devenir folle d’inquiétude ; il y avait là de quoi donner de l’imagination à la femme la plus froide ; toutes les catastrophes qui peuvent menacer l’existence d’un homme d’honneur lui vinrent à la pensée ; elle rêva tous les tourments, toutes les humiliations dont un noble cœur peut souffrir. Pendant deux longs jours et deux éternelles nuits, elle vécut de ces horribles suppositions. Un moment elle crut avoir deviné ce fatal secret ; un fabricant de fausses nouvelles, un bavard parasite, jeta dans la conversation que, la veille, à un cercle ou à un club qu’il nomma, un jeune homme avait perdu au jeu trois cent mille francs… « C’est lui ! » pensa tout de suite Léontine. Car pour une femme qui aime ou qui croit aimer, ce qui est la même chose, si ce n’est davantage, il n’existe qu’un seul être sur la terre ; tout le reste de la race humaine est immédiatement supprimé ; l’homme adoré est seul chargé de supporter tous les événements qui arrivent. Quelqu’un a fait une chute de cheval… c’est lui ! — Un jeune homme s’est