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LETTRES PARISIENNES (1840).

Je ne pressentais pas qu’un destin rigoureux
Me comptât sans pitié tant de jours malheureux !
Je n’eus dans mon enfance aucun doux privilège ;
Élevé pauvrement, loin des murs du collège,
Un frère ignorantin, vu l’esprit qu’il avait,
En assez peu de temps m’apprit ce qu’il savait.
Bientôt mon cœur battit dans ma poitrine d’homme :
J’étais, à quatorze ans, soldat du roi de Rome ;
Et puis, sans y trouver un sort beaucoup meilleur,
Je devins tour à tour pupille et tirailleur ;
Je subis du troupier la vie aventureuse,
Et son dur esclavage et sa misère affreuse ;
Éloigné de sa mère, hélas ! je sais l’ennui
Qu’éprouve un jeune cœur sans guide, sans appui ;
Au milieu des périls, des camps, de la mitraille,
Je sais l’émotion qu’offre un champ de bataille ;
En proie à la tristesse, aux pleurs, je sais, enfin,
Tout ce qu’on peut souffrir du froid et de la faim.
C’est alors que, frappant des enfants aimés d’elle,
On vit à nos guerriers la victoire infidèle,
Que l’Empire tomba sous l’Europe en émoi,
Et qu’une ère nouvelle a commencé pour moi.
Oh ! quand je vis ainsi notre gloire flétrie,
Et craquer sous mes pas le sol de la patrie,
Fatigué de combats, ne recevant toujours
Pour prix de ma valeur qu’un sou tous les cinq jours,
J’abdiquai l’héroïsme, et j’eus, en bonne forme,
Mon congé de soldat : je quittai l’uniforme ;
Nouveau Cincinnatus, le front ceint de lauriers,
Je revins sans orgueil dans mes humbles foyers.

J’étais pauvre, mais libre, et j’avais du courage :
Chez quelques fabricants je cherchai de l’ouvrage.
L’un d’eux avec bonté m’ouvrit son atelier,
Et pour vivre, soudain, je me fis boutonnier.
À des jours consacrés pour se mettre en goguette,
Tous mes nouveaux amis allaient à la guinguette ;
Moi, pour d’autres loisirs je me sentais dispos :
Les théâtres avaient mes instants de repos.
Chez Doyen, dont encor plus d’un élève brille,
D’honnêtes artisans s’amusaient en famille ;
Là, je vis dans leurs jeux un plaisir tentateur,
Et j’y fis mes débuts en artiste amateur ;
Pour moi tout était bon, opéra, comédie ;
Mais j’affectionnais surtout la tragédie ;
J’espérais sur des pleurs y fonder mes succès.