Servez souvent ce méchant plat sur la table de la famille ; ou, si quelqu’un vient l’y poser malgré vous, ayez du moins le courage de ne pas le faire emporter.
— Au collège, au collège, vont nous répondre les écoliers, on nous en offre abondamment. — Sans doute, mais, nous l’avons déjà dit : il est trop tard !
On les a si bien accoutumés à travailler en jouant, ces pauvres écoliers, qu’ils ne peuvent plus, sans dégoût, travailler sérieusement. On leur a appris tant de choses avec tant de facilité, une foule de pensées toutes faites sont venues si familièrement se loger dans leur esprit, que leur propre pensée à eux n’y trouve plus d’air pour vivre, n’a plus d’espace pour se mouvoir ; leur instruction précoce et factice opprime leur imagination naissante ; au moment où l’idée palpitante commence à se révéler, la science indiscrète et brutale se hâte de l’étouffer ; jalouse des bienfaits qui ne viennent pas d’elle, elle repousse ceux de la nature et, par ses dons impérieux, elle empêche la fantaisie de se développer, l’individualité de se former, l’originalité de se produire…
On s’occupe trop des enfants, on ne les livre pas assez à eux-mêmes ; sous prétexte de diriger leur jugement, on éteint leur esprit ; dans la crainte qu’ils n’aient des idées fausses, on s’arrange de manière qu’ils n’aient pas d’idées. Comme si une idée folle qu’un enfant trouve de lui-même ne valait pas cent fois mieux que toutes les idées raisonnables que vous lui avez imposées ! Un enfant de cinq ans disait l’autre jour à sa mère : « Qu’est-ce qu’ils vont donc faire dans le ciel, les oiseaux ? » — Sa mère, préoccupée, répondit assez brusquement : « Je n’en sais rien. » — Il adressa la même question à sa nourrice : — « Ils vont voir le bon Dieu, » dit celle-ci. L’enfant sourit d’un air incrédule, il réfléchit longtemps en suivant des yeux une hirondelle, puis tout à coup il s’écria : « Ah ! je sais… ils vont boire dans les nuages… » Eh ! n’aimez-vous pas mieux un enfant qui a des idées étranges comme celle-là, qu’un petit prodige de science qui vient, à cinq ans, vous parler de l’air raréfié que cherchent les diptères de la famille