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Page:Œuvres complètes de Delphine de Girardin, tome 5.djvu/361

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LETTRES PARISIENNES (1844).

ments ; on le recherche, cet homme malheureux, on l’attire, c’est à qui lui offrira les supplices les plus variés ; et comme ces supplices si généreusement offerts sont parfois insupportables et le rendent triste malgré lui ; comme on ne peut s’expliquer ses troubles, ses rougeurs, ses pâleurs subites, mystérieux symptômes d’une indignation violente poliment dissimulée, on l’accuse de bizarrerie. Cet homme sans défauts passe pour un original, peut-être parce qu’il est sans défauts.

En effet, sa conduite, ses manières, bien que toujours parfaitement convenables, doivent paraître singulières aux esprits forts d’aujourd’hui. Il y a quelque temps, par exemple, il était au spectacle, on jouait une pièce nouvelle ; arrivé le matin même à Paris, il n’avait pu faire retenir une stalle, et il était venu au hasard. On lui proposa de le placer dans une assez grande loge où se trouvaient déjà plusieurs personnes. Deux jeunes gens se pavanaient sur le devant de cette loge ; une jeune femme était derrière eux avec son père… Eh bien, le croiriez-vous ? cet homme étrange ne voulut point rester au spectacle ; il s’en alla sans voir la pièce nouvelle ; ces deux jeunes fats, qui laissaient ce vieillard et cette jeune femme derrière eux, lui paraissaient de grossiers insolents ; il ne voulait pas avoir l’air d’être de leur société… L’original !

Une autre fois, il était de même au spectacle, dans une loge d’avant-scène avec des beautés à la mode. Parmi elles se trouvait cette petite duchesse évaporée que vous connaissez. Elle a peu d’esprit, mais elle en fait beaucoup, et faire de l’esprit c’est un exercice très-bruyant. Par degrés et d’acte en acte, les épigrammes laborieuses étaient devenues tellement sonores, l’esprit fabriqué était devenu tellement pétillant, que les acteurs déconcertés ne pouvaient plus continuer leurs rôles ; ils balbutiaient, ils bégayaient, et, pour expliquer leur trouble, ils lançaient des regards furieux contre la loge maudite d’où partaient ces rires malveillants. L’un d’eux alla porter plainte au magistrat de l’endroit, et l’on vit alors… ô honte pour de si nobles personnages, on vit le commissaire de police lui-même entrer dans la loge et venir réclamer le silence au nom du public offensé. L’homme malheureux était anéanti, jamais il ne s’était trouvé à pareille fête. Que voulez-vous ! cet homme-là