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Page:Œuvres complètes de Delphine de Girardin, tome 5.djvu/460

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LE VICOMTE DE LAUNAY.

long martyre, qu’elles y sont toutes furieuses et indignées. Elles ont l’air de prier contre quelqu’un. Ceci, par parenthèse, nous rappelle le joli mot que la duchesse de L… a dit l’autre jour. Elle arrive à l’église, la nef était pleine, plus une place. Cependant elle s’avance, et, en pressant un peu ses voisines, elle parvient à se caser ; l’une d’elles, impatientée, lui lance un regard courroucé et marmotte, à travers ses prières, force imprécations contre les femmes qui arrivent trop tard, dont la taille est trop riche, dont l’embonpoint devrait être calculé, etc. — « Eh bien, madame, lui dit la duchesse d’une voix très-douce, priez Dieu que je maigrisse. »

Non, ce n’est pas à l’église que le jeune voyageur va chercher une extase idéale, la femme poétique capable de vivre heureuse loin du monde et par les seules joies du cœur ; il a découvert un habile piège, un endroit merveilleux où tous les secrets de l’âme doivent se révéler, où les trésors d’une imagination exaltée doivent briller dans tout leur éclat. Ce lieu magique, c’est… vous ne le devineriez jamais ! c’est le pont de la Concorde.

Chaque soir, en retournant dîner chez sa mère, il passait sur ce pont, et c’est là qu’il avait établi son observatoire. Comme tous les voyageurs intelligents, ce jeune touriste est amateur passionné des beaux couchers du soleil, et bien souvent, en traversant la Seine, il s’arrêtait saisi d’admiration à l’aspect de cet horizon embrasé, de ce fleuve d’or qui parcourt majestueusement la ville ; poétique, malgré ces quais citadins, et mystérieux encore, malgré le mouvement et le bruit ; et, comme les amateurs passionnés, quand l’admiration était à son comble, il s’exaltait et cherchait autour de lui quelqu’un à qui la faire partager… Mais il était là seul, seul à admirer le splendide tableau ; car tous les gens qui marchaient à ses côtés couraient vite, sans s’inquiéter des beaux effets du soleil couchant, du fleuve moiré de vagues roses, des arbres sombres qui se réfléchissaient dans l’eau, sans daigner même être éblouis par le disque flamboyant de l’astre qui descendait terrible et tout-puissant derrière les montagnes, et semblait une tête de Méduse embrasée, secouant autour d’elle, au lieu de rayons, des serpents de feu.