Voilà deux hommes. L’un travaille soir et matin, d’un bout de l’année à l’autre, et s’il a consommé tout ce qu’il a gagné, fût-ce par force majeure, il reste pauvre. Quand vient la Saint Sylvestre, il ne se trouve pas plus avancé qu’au premier de l’an, et sa seule perspective est de recommencer. L’autre ne fait rien de ses bras ni de son intelligence, du moins, s’il s’en sert, c’est pour son plaisir ; il lui est loisible de n’en rien faire, car il a une rente. Il ne travaille pas ; et cependant il vit bien, tout lui arrive en abondance, mets délicats, meubles somptueux, élégants équipages, c’est-à-dire qu’il détruit chaque jour des choses que les travailleurs ont dû produire à la sueur de leur front ; car ces choses ne sont pas faites d’elles-mêmes, et, quant à lui, il n’y a pas mis les mains. C’est nous, travailleurs, qui avons fait germer ce blé, verni ces meubles, tissé ces tapis : ce sont nos femmes et nos filles qui ont filé, découpé, cousu, brodé ces étoffes. Nous travaillons donc pour lui et pour nous ; pour lui d’abord, et pour nous s’il en reste.
Mais voici quelque chose de plus fort : si le premier de ces deux hommes, le travailleur, consomme dans l’année ce qu’on lui a laissé de profit dans l’année, il en est toujours au point de départ, et sa destinée le condamne à tourner sans cesse dans un cercle éternel et monotone de fatigues. Le travail n’est donc rémunéré qu’une fois. Mais si le second, le rentier, consomme dans l’année sa rente de l’année, il a, l’année d’après, et les années suivantes, et pendant l’éternité entière, une rente toujours égale, intarissable, perpétuelle. Le capital est donc rémunéré non pas une fois ou deux fois, mais un nombre indéfini de fois ! En sorte qu’au bout de cent ans, la famille qui a placé 20,000 fr. à 5 pour 100 aura touché 100,000 fr., ce qui ne l’empêchera pas d’en toucher encore 100,000 dans le siècle suivant. En d’autres termes, pour 20,000 fr. qui représentent son travail, elle aura prélevé, en deux siècles, une valeur décuple sur le travail d’autrui.
N’y a-t-il pas dans cet ordre social un vice monstrueux à réformer ?
Ce n’est pas tout encore. S’il plaît à cette famille de restreindre quelque peu ses jouissances, de ne dépenser, par exemple, que 900 fr. au lieu de 1,000, — sans aucun travail, sans autre peine que celle de placer 100 francs par an, elle peut accroître son capital et sa rente dans une progression si rapide, qu’elle sera bientôt en mesure de consommer autant que cent familles d’ouvriers laborieux.
Tout cela ne dénote-t-il pas que la société actuelle porte dans son sein un cancer hideux qu’il faut extirper, au risque de quelques souffrances passagères ?