Page:Œuvres complètes de Frédéric Bastiat, Guillaumin, 5.djvu/55

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tuitement mon rabot pour un an, ce serait te le donner. À te dire vrai, je ne l’ai pas fait pour cela.

— Et bien ! passons un peu par-dessus les modernes axiomes fraternitaires découverts par messieurs les socialistes. Je réclame de toi un service ; quel service me demandes-tu en échange ?

— D’abord, dans un an, il faudra mettre le rabot au rebut ; il ne sera plus bon à rien. Il est donc juste que tu m’en rendes un autre exactement semblable, ou que tu me donnes assez d’argent pour le faire réparer, ou que tu me remplaces les dix journées que je devrai consacrer à le refaire. De manière ou d’autre, il faut que le Rabot me revienne en bon état comme je te le livre.

— C’est trop juste, je me soumets à cette condition. Je m’engage à te rendre ou ton rabot semblable ou la valeur. Je pense que te voilà satisfait et que tu n’as plus rien à me demander.

— Je pense le contraire. J’ai fait ce rabot pour moi et non pour toi. J’en attendais un avantage, un travail plus achevé et mieux rétribué, une amélioration dans mon sort. Je ne puis te céder tout cela gratuitement. Quelle raison y a-t-il pour que ce soit moi qui aie fait le Rabot et que ce soit toi qui en tires le profit ? Autant vaudrait que je te demandasse ta scie et ta hache. Quelle confusion ! et n’est-il pas plus naturel que chacun garde ce qu’il a fait de ses propres mains, comme il garde ses mains elles-mêmes ? Se servir, sans rétribution, des mains d’autrui, cela s’appelle esclavage ; se servir, sans rétribution, du rabot d’autrui, cela peut-il s’appeler fraternité ?

— Mais puisqu’il est convenu que je te le rendrai au bout de l’an, aussi poli et aussi affilé qu’il l’est maintenant.

— Il ne s’agit plus de l’année prochaine ; il s’agit de cette année-ci. J’ai fait ce Rabot pour améliorer mon travail et mon sort ; si tu te bornes à me le rendre dans un an, c’est