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Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, I.djvu/11

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la vie moderne qu’il voulait peindre était dominée par un grand fait, — l’argent, — et dans la Peau de chagrin, il eut le courage de représenter un amant inquiet non-seulement de savoir s’il a touché le cœur de celle qu’il aime, mais encore s’il aura assez de monnaie pour payer le fiacre dans lequel il la reconduit. — Cette audace est peut-être une des plus grandes qu’on se soit permises en littérature, et seule elle suffirait pour immortaliser Balzac. La stupéfaction fut profonde, et les purs s’indignèrent de cette infraction aux lois du genre, mais tous les jeunes gens qui, allant en soirée chez quelque belle dame avec des gants blancs repassés à la gomme élastique, avaient traversé Paris en danseurs, sur la pointe de leurs escarpins, redoutant une mouche de boue plus qu’un coup de pistolet, compatirent, pour les avoir éprouvées, aux angoisses de Valentin, et s’intéressèrent vivement à ce chapeau qu’il ne peut renouveler et conserve avec des soins si minutieux. Aux moments de misère suprême, la trouvaille d’une des pièces de cent sous glissées entre les papiers du tiroir par la pudique commisération de Pauline produisait l’effet des coups de théâtre les plus romanesques ou de l’intervention d’une péri dans les contes arabes. Qui n’a pas découvert aux jours de détresse, oublié dans un pantalon ou dans un gilet, quelque glorieux écu apparaissant à propos et vous sauvant du malheur que la jeunesse redoute le plus : rester en affront devant une femme aimée pour une voiture, un bouquet, un petit banc, un programme de spectacle, une gratification à l’ouvreuse ou quelque vétille de ce genre ?

Balzac excelle d’ailleurs dans la peinture de la jeunesse pauvre, comme elle l’est presque toujours, s’essayant aux premières luttes de la vie, en proie aux tentations des plaisirs et du luxe, et supportant de profondes misères à l’aide de hautes espérances. Valentin, Rastignac, Bianchon, d’Arthez, Lucien de Rubempré, Lousteau, ont tous tiré à belles dents dans les durs biftecks de la vache enragée, nourriture fortifiante pour les estomacs robustes, indigeste pour les estomacs débiles ; il ne les loge pas, tous ces beaux jeunes gens sans le sou, dans des mansardes de convention tendues de perse, à fenêtre festonnée de pois de senteur et donnant