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Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, I.djvu/190

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tentée de l’accuser d’une surdité volontaire. Cependant l’inconnu se remua dans son lit. L’Italienne regarda fixement madame Servin, qui lui dit alors, sans que son visage éprouvât la plus légère altération : — Votre copie est aussi belle que l’original. S’il me fallait choisir, je serais fort embarrassée.

— Monsieur Servin n’a pas mis sa femme dans la confidence de ce mystère, pensa Ginevra, qui, après avoir répondu à la jeune femme par un doux sourire d’incrédulité, fredonna une canzonetta de son pays pour couvrir le bruit que pourrait faire le prisonnier.

C’était quelque chose de si insolite que d’entendre la studieuse Italienne chanter, que toutes les jeunes filles surprises la regardèrent. Plus tard cette circonstance servit de preuves aux charitables suppositions de la haine. Madame Servin s’en alla bientôt, et la séance s’acheva sans autres événements. Ginevra laissa partir ses compagnes et parut vouloir travailler longtemps encore ; mais elle trahissait à son insu son désir de rester seule, car à mesure que les écolières se préparaient à sortir, elle leur jetait des regards d’impatience mal déguisée. Mademoiselle Thirion, devenue en peu d’heures une cruelle ennemie pour celle qui la primait en tout, devina par un instinct de haine que la fausse application de sa rivale cachait un mystère. Elle avait été frappée plus d’une fois de l’air attentif avec lequel Ginevra s’était mise à écouter un bruit que personne n’entendait. L’expression qu’elle surprit en dernier lieu dans les yeux de l’Italienne fut pour elle un trait de lumière. Elle s’en alla la dernière de toutes les écolières et descendit chez madame Servin, avec laquelle elle causa un instant ; puis elle feignit d’avoir oublié son sac, remonta tout doucement à l’atelier, et aperçut Ginevra grimpée sur un échafaudage fait à la hâte, et si absorbée dans la contemplation du militaire inconnu qu’elle n’entendit pas le léger bruit que produisaient les pas de sa compagne. Il est vrai que, suivant une expression de Walter Scott, Amélie marchait comme sur des œufs ; elle regagna promptement la porte de l’atelier et toussa. Ginevra tressaillit, tourna la tête, vit son ennemie, rougit, s’empressa de détacher la serge pour donner le change sur ses intentions et descendit après avoir rangé sa boîte à couleurs. Elle quitta l’atelier en emportant gravée dans son souvenir l’image d’une tête d’homme aussi gracieuse que celle de l’Endymion, chef-d’œuvre de Girodet qu’elle avait copié quelques jours auparavant.