Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, I.djvu/192

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perçut pas le lorgnon que son impitoyable ennemie braquait sur le mystérieux dessin, en s’abritant derrière un grand portefeuille. Mademoiselle Thirion, qui reconnut la figure du proscrit, leva brusquement la tête, et Ginevra serra la feuille de papier.

— Pourquoi êtes-vous donc restée là malgré mon avis, mademoiselle ? demanda gravement le professeur à Ginevra.

L’écolière tourna vivement son chevalet de manière que personne ne pût voir son lavis, et dit d’une voix émue en le montrant à son maître : — Ne trouvez-vous pas comme moi que ce jour est plus favorable ? ne dois-je pas rester là ?

Servin pâlit. Comme rien n’échappe aux yeux perçants de la haine, mademoiselle Thirion se mit, pour ainsi dire, en tiers dans les émotions qui agitèrent le maître et l’écolière.

— Vous avez raison, dit Servin. Mais vous en saurez bientôt plus que moi, ajouta-t-il en riant forcément. Il y eut une pause pendant laquelle le professeur contempla la tête de l’officier. — Ceci est un chef-d’œuvre digne de Salvator Rosa, s’écria-t-il avec une énergie d’artiste.

À cette exclamation, toutes les jeunes personnes se levèrent, et mademoiselle Thirion accourut avec la vélocité du tigre qui se jette sur sa proie. En ce moment le proscrit éveillé par le bruit se remua. Ginevra fit tomber son tabouret, prononça des phrases assez incohérentes et se mit à rire ; mais elle avait plié le portrait et l’avait jeté dans son portefeuille avant que sa redoutable ennemie eût pu l’apercevoir. Le chevalet fut entouré, Servin détailla à haute voix les beautés de la copie que faisait en ce moment son élève favorite, et tout le monde fut dupe de ce stratagème, moins Amélie qui, se plaçant en arrière de ses compagnes, essaya d’ouvrir le portefeuille où elle avait vu mettre le lavis. Ginevra saisit le carton et le plaça devant elle sans mot dire. Les deux jeunes filles s’examinèrent alors en silence.

Allons, mesdemoiselles, à vos places, dit Servin. Si vous voulez en savoir autant que mademoiselle de Piombo, il ne faut pas toujours parler modes ou bals et baguenauder comme vous faites.

Quand toutes les jeunes personnes eurent regagné leurs chevalets, Servin s’assit auprès de Ginevra.

— Ne valait-il pas mieux que ce mystère fût découvert par moi que par une autre ? dit l’Italienne en parlant à voix basse.