Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, I.djvu/201

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— Vous ne vous apercevez donc pas, Ginevra, que depuis quelque temps il n’y a plus ici que vous et moi ?

— C’est vrai, répondit Ginevra frappée tout à coup comme par un souvenir. Ces demoiselles seraient-elles malades, se marieraient-elles, ou leurs pères seraient-ils tous de service au château ?

— Toutes ont quitté monsieur Servin, répondit Laure.

— Et pourquoi ?

— À cause de vous, Ginevra.

— De moi ! répéta la fille corse en se levant, le front menaçant, l’œil fier et les yeux étincelants.

— Oh ! ne vous fâchez pas, ma bonne Ginevra, s’écria douloureusement Laure. Mais ma mère aussi veut que je quitte l’atelier. Toutes ces demoiselles ont dit que vous aviez une intrigue, que monsieur Servin se prêtait à ce qu’un jeune homme qui vous aime demeurât dans le cabinet noir ; je n’ai jamais cru ces calomnies et n’en ai rien dit à ma mère. Hier au soir, madame Roguin a rencontré ma mère dans un bal et lui a demandé si elle m’envoyait toujours ici. Sur la réponse affirmative de ma mère, elle lui a répété les mensonges de ces demoiselles. Maman m’a bien grondée, elle a prétendu que je devais savoir tout cela, que j’avais manqué à la confiance qui règne entre une mère et sa fille en ne lui en parlant pas. Ô ma chère Ginevra ! moi qui vous prenais pour modèle, combien je suis fâchée de ne plus pouvoir rester votre compagne…

— Nous nous retrouverons dans la vie : les jeunes filles se marient… dit Ginevra.

— Quand elles sont riches, répondit Laure.

— Viens me voir, mon père a de la fortune…

— Ginevra, reprit Laure attendrie, madame Roguin et ma mère doivent venir demain chez monsieur Servin pour lui faire des reproches, au moins qu’il en soit prévenu.

La foudre tombée à deux pas de Ginevra l’aurait moins étonnée que cette révélation.

— Qu’est-ce que cela leur faisait ? dit-elle naïvement.

— Tout le monde trouve cela fort mal. Maman dit que c’est contraire aux mœurs…

— Et vous, Laure, qu’en pensez-vous ?

La jeune fille regarda Ginevra, leurs pensées se confondirent. Laure ne retint plus ses larmes, se jeta au cou de son amie et l’embrassa. En ce moment, Servin arriva.