Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, I.djvu/215

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bientôt avec une sorte de fierté, et dit : — Ô Luigi, il faut que nos sentiments soient bien purs et bien sincères pour que j’aie la force de marcher dans la voie où je vais entrer. Mais il s’agit d’un bonheur qui doit durer toute la vie, n’est-ce pas ?

Luigi ne répondit que par un sourire, et pressa la main de Ginevra. La jeune fille comprit qu’un véritable amour pouvait seul dédaigner en ce moment les protestations vulgaires. L’expression calme et consciencieuse des sentiments de Luigi annonçait en quelque sorte leur force et leur durée. La destinée de ces deux époux fut alors accomplie. Ginevra entrevit de bien cruels combats à soutenir ; mais l’idée d’abandonner Louis, idée qui peut-être avait flotté dans son âme, s’évanouit complétement. À lui pour toujours, elle l’entraîna tout à coup avec une sorte d’énergie hors de l’hôtel, et ne le quitta qu’au moment où il atteignit la maison dans laquelle Servin lui avait loué un modeste logement. Quand elle revint chez son père, elle avait pris cette espèce de sérénité que donne une résolution forte : aucune altération dans ses manières ne peignit d’inquiétude. Elle leva sur son père et sa mère, qu’elle trouva prêts à se mettre à table, des yeux dénués de hardiesse et pleins de douceur ; elle vit que sa vieille mère avait pleuré, la rougeur de ces paupières flétries ébranla un moment son cœur ; mais elle cacha son émotion. Piombo semblait être en proie à une douleur trop violente, trop concentrée pour qu’il pût la trahir par des expressions ordinaires. Les gens servirent le dîner auquel personne ne toucha. L’horreur de la nourriture est un des symptômes qui trahissent les grandes crises de l’âme. Tous trois se levèrent sans qu’aucun d’eux se fût adressé la parole. Quand Ginevra fut placée entre son père et sa mère dans leur grand salon sombre et solennel, Piombo voulut parler, mais il ne trouva pas de voix ; il essaya de marcher, et ne trouva pas de force, il revint s’asseoir et sonna.

— Jean, dit-il enfin au domestique, allumez du feu, j’ai froid.

Ginevra tressaillit et regarda son père avec anxiété. Le combat qu’il se livrait devait être horrible, sa figure était bouleversée. Ginevra connaissait l’étendue du péril qui la menaçait, mais elle ne tremblait pas ; tandis que les regards furtifs que Bartholoméo jetait sur sa fille semblaient annoncer qu’il craignait en ce moment le caractère dont la violence était son propre ouvrage. Entre eux, tout devait être extrême. Aussi la certitude du change-