Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, I.djvu/230

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geait au bonheur parfait qu’elle aurait eu si cette vie d’amour s’était écoulée en présence de son père et de sa mère, elle tombait alors dans une mélancolie profonde en éprouvant la puissance des remords ; de sombres tableaux passaient comme des ombres dans son imagination : elle voyait son vieux père seul ou sa mère pleurant le soir et dérobant ses larmes à l’inflexible Piombo ; ces deux têtes blanches et graves se dressaient soudain devant elle, il lui semblait qu’elle ne devait plus les contempler qu’à la lueur fantastique du souvenir. Cette idée la poursuivait comme un pressentiment. Elle célébra l’anniversaire de son mariage en donnant à son mari un portrait qu’il avait souvent désiré, celui de sa Ginevra. Jamais la jeune artiste n’avait rien composé de si remarquable. À part une ressemblance parfaite, l’éclat de sa beauté, la pureté de ses sentiments, le bonheur de l’amour, y étaient rendus avec une sorte de magie. Le chef-d’œuvre fut inauguré. Ils passèrent encore une autre année au sein de l’aisance. L’histoire de leur vie peut se faire alors en trois mots : Ils étaient heureux. Il ne leur arriva donc aucun événement qui mérite d’être rapporté.

Au commencement de l’hiver de l’année 1819, les marchands de tableaux conseillèrent à Ginevra de leur donner autre chose que des copies ; ils ne pouvaient plus les vendre avantageusement par suite de la concurrence. Madame Porta reconnut le tort qu’elle avait eu de ne pas s’exercer à peindre des tableaux de genre qui lui auraient acquis un nom, elle entreprit de faire des portraits ; mais elle eut à lutter contre une foule d’artistes encore moins riches qu’elle ne l’était. Cependant, comme Luigi et Ginevra avaient amassé quelque argent, ils ne désespérèrent pas de l’avenir. À la fin de l’hiver de cette même année, Luigi travailla sans relâche. Lui aussi luttait contre des concurrents : le prix des écritures avait tellement baissé, qu’il ne pouvait plus employer personne, et se trouvait dans la nécessité de consacrer plus de temps qu’autrefois à son labeur pour en retirer la même somme. Sa femme avait fini plusieurs tableaux qui n’étaient pas sans mérite ; mais les marchands achetaient à peine ceux des artistes en réputation. Ginevra les offrit à vil prix sans pouvoir les vendre. La situation de ce ménage eut quelque chose d’épouvantable ; les âmes des deux époux nageaient dans le bonheur, l’amour les accablait de ses trésors, la pauvreté se levait comme un squelette au milieu de cette moisson de plaisir, et ils se cachaient l’un à l’autre leurs inquiétudes. Au moment où Ginevra se sentait près de pleurer en