Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, I.djvu/265

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excessifs, ou produit par une santé frêle et maladive ? Ce problème fut résolu par la vieille mère de vingt manières différentes matin et soir. Caroline seule devina tout d’abord sur ce visage abattu les traces d’une longue souffrance d’âme : ce front facile à se rider, ces joues légèrement creusées gardaient l’empreinte du sceau avec lequel le malheur marque ses sujets, comme pour leur laisser la consolation de se reconnaître d’un œil fraternel et de s’unir pour lui résister. Si le regard de la jeune fille s’anima d’abord d’une curiosité tout innocente, il prit une douce expression de sympathie à mesure que l’inconnu s’éloignait, semblable au dernier parent qui ferme un convoi. La chaleur était en ce moment si forte, et la distraction du passant si grande, qu’il n’avait pas remis son chapeau en traversant cette rue malsaine, Caroline put alors remarquer, pendant le moment où elle l’observa, l’apparence de sévérité que ses cheveux relevés en brosse au-dessus de son front large répandaient sur sa figure. L’impression vive, mais sans charme, ressentie par Caroline à l’aspect de cet homme, ne ressemblait à aucune des sensations que les autres habitués lui avaient fait éprouver ; pour la première fois, sa compassion s’exerçait sur un autre que sur elle-même et sur sa mère, elle ne répondit rien aux conjectures bizarres qui fournirent un aliment à l’agaçante loquacité de sa vieille mère, et tira silencieusement sa longue aiguille dessus et dessous le tulle tendu ; elle regrettait de ne pas avoir assez vu l’étranger, et attendit au lendemain pour porter sur lui un jugement définitif. Pour la première fois aussi, l’un des habitués de la rue lui suggérait autant de réflexions. Ordinairement, elle n’opposait qu’un sourire triste aux suppositions de sa mère qui voulait voir dans chaque passant un protecteur pour sa fille. Si de semblables idées, imprudemment présentées par cette mère à sa fille, n’éveillaient point de mauvaises pensées, il fallait attribuer l’insouciance de Caroline à ce travail obstiné, malheureusement nécessaire, qui consumait les forces de sa précieuse jeunesse, et devait infailliblement altérer un jour la limpidité de ses yeux, ou ravir à ses joues blanches les tendres couleurs qui les nuançaient encore. Pendant deux grands mois environ, la nouvelle connaissance eut une allure très-capricieuse. L’inconnu ne passait pas toujours par la rue du Tourniquet, car la vieille le voyait souvent le soir sans l’avoir aperçu le matin ; il ne revenait pas à des heures aussi fixes que les autres employés qui servaient de pendule à madame Crochard ; enfin, excepté