Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, I.djvu/271

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— Monsieur voulait peut-être se rendre seul à Saint-Leu ? dit-elle avec une fausse bonhomie. Mais elle ne tarda pas à se plaindre de la chaleur, et surtout de son catarrhe, qui, disait-elle, ne lui avait pas permis de fermer l’œil une seule fois pendant la nuit ; aussi, à peine la voiture eut-elle atteint Saint-Denis, que madame Crochard parut endormie ; quelques-uns de ses ronflements semblèrent suspects à l’inconnu, qui fronça les sourcils en regardant la vieille femme d’un air singulièrement soupçonneux.

— Oh ! elle dort, dit naïvement Caroline, elle n’a pas cessé de tousser depuis hier soir. Elle doit être bien fatiguée.

Pour toute réponse, le compagnon de voyage jeta sur la jeune fille un rusé sourire comme pour lui dire : — Innocente créature, tu ne connais pas ta mère ! Cependant, malgré sa défiance, et quand la voiture roula sur la terre dans cette longue avenue de peupliers qui conduit à Eaubonne, le monsieur noir crut madame Crochard réellement endormie ; peut-être aussi ne voulait-il plus examiner jusqu’à quel point ce sommeil était feint ou véritable. Soit que la beauté du ciel, l’air pur de la campagne et ces parfums enivrants répandus par les premières pousses des peupliers, par les fleurs du saule, et par celles des épines blanches, eussent disposé son cœur à s’épanouir, comme s’épanouissait la nature ; soit qu’une plus longue contrainte lui devînt importune, ou que les yeux pétillants de Caroline eussent répondu à l’inquiétude des siens, l’inconnu entreprit avec sa jeune compagne une conversation aussi vague que les balancements des arbres sous l’effort de la brise, aussi vagabonde que les détours du papillon dans l’air bleu, aussi peu raisonnée que la voix doucement mélodieuse des champs, mais empreinte comme elle d’un mystérieux amour. À cette époque, la campagne n’est-elle pas frémissante comme une fiancée qui a revêtu sa robe d’hyménée, et ne convie-t-elle pas au plaisir les âmes les plus froides ? Quitter les rues ténébreuses du Marais, pour la première fois depuis le dernier automne, et se trouver au sein de l’harmonieuse et pittoresque vallée de Montmorency ; la traverser au matin, en ayant devant les yeux l’infini de ses horizons, et pouvoir reporter, de là, son regard sur des yeux qui peignent aussi l’infini en exprimant l’amour, quels cœurs resteraient glacés, quelles lèvres garderaient un secret ? L’inconnu trouva Caroline plus gaie que spirituelle, plus aimante qu’instruite ; mais, si son rire accusait de la folâtrerie, ses paroles promettaient un