qualités, et ne laissant voir que ses défauts ; il est passionné et se moque des passions ; il a du talent et il le cache ; il fait le savant avec les aristocrates et fait de l’aristocratie avec les savants. Eugène de Rastignac est un de ces jeunes gens très-sensés qui essaient de tout, et semblent tâter les hommes pour savoir ce que porte l’avenir. En attendant l’âge de l’ambition, il se moque de tout ; il a de la grâce et de l’originalité, deux qualités rares parce qu’elles s’excluent l’une l’autre. Il a causé sans préméditation de succès avec la marquise de Listomère, pendant une demi-heure environ. En se jouant des caprices d’une conversation qui, après avoir commencé à l’opéra de Guillaume Tell, en était venue aux devoirs des femmes, il avait plus d’une fois regardé la marquise de manière à l’embarrasser ; puis il la quitta et ne lui parla plus de toute la soirée ; il dansa, se mit à l’écarté, perdit quelque argent, et s’en alla se coucher. J’ai l’honneur de vous affirmer que tout se passa ainsi. Je n’ajoute, je ne retranche rien.
Le lendemain matin Rastignac se réveilla tard, resta dans son lit, où il se livra sans doute à quelques-unes de ces rêveries matinales pendant lesquelles un jeune homme se glisse comme un sylphe sous plus d’une courtine de soie, de cachemire ou de coton. En ces moments, plus le corps est lourd de sommeil, plus l’esprit est agile. Enfin Rastignac se leva sans trop bâiller, comme font tant de gens mal appris, sonna son valet de chambre, se fit apprêter du thé, en but immodérément, ce qui ne paraîtra pas extraordinaire aux personnes qui aiment le thé ; mais pour expliquer cette circonstance aux gens qui ne l’acceptent que comme la panacée des indigestions, j’ajouterai qu’Eugène écrivait : il était commodément assis, et avait les pieds plus souvent sur ses chenets que dans sa chancelière. Oh ! avoir les pieds sur la barre polie qui réunit les deux griffons d’un garde-cendre, et penser à ses amours quand on se lève et qu’on est en robe de chambre, est chose si délicieuse, que je regrette infiniment de n’avoir ni maîtresse, ni chenets, ni robe de chambre. Quand j’aurai tout cela, je ne raconterai pas mes observations, j’en profiterai.
La première lettre qu’Eugène écrivit fut achevée en un quart d’heure ; il la plia, la cacheta et la laissa devant lui sans y mettre l’adresse. La seconde lettre, commencée à onze heures, ne fut finie qu’à midi. Les quatre pages étaient pleines.
— Cette femme me trotte dans la tête, dit-il en pliant cette se-