Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, I.djvu/440

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toire et presque baignée par les eaux. Quand le bateau passa devant, une tête de femme s’éleva du fond de la chambre qui se trouvait au dernier étage de cette maison, pour jouir de l’effet du bateau sur le lac. L’un des jeunes gens reçut le coup d’œil jeté très-indifféremment par l’inconnue.

— Arrêtons-nous ici, dit-il à son ami, nous voulions faire de Lucerne notre quartier-général pour visiter la Suisse, tu ne trouveras pas mauvais, Léopold, que je change d’avis, et que je reste ici à garder les manteaux. Tu feras donc tout ce que tu voudras, moi mon voyage est fini. Mariniers, virez de bord, et descendez-nous à ce village, nous allons y déjeuner. J’irai chercher à Lucerne tous nos bagages et tu sauras avant de partir d’ici, dans quelle maison je me logerai, pour m’y retrouver à ton retour.

— Ici ou à Lucerne, dit Léopold, il n’y a pas assez de différence pour que je ne t’empêche d’obéir à un caprice.

Ces deux jeunes gens étaient deux amis dans la véritable acception du mot. Ils avaient le même âge, leurs études s’étaient faites dans le même collége ; et après avoir fini leur Droit, ils employaient les vacances au classique voyage de la Suisse. Par un effet de la volonté paternelle, Léopold était déjà promis à l’Étude d’un notaire à Paris. Son esprit de rectitude, sa douceur, le calme de ses sens et de son intelligence garantissaient sa docilité. Léopold se voyait notaire à Paris : sa vie était devant lui comme un de ces grands chemins qui traversent une plaine de France, il l’embrassait dans toute son étendue avec une résignation pleine de philosophie.

Le caractère de son compagnon, que nous appellerons Rodolphe, offrait avec le sien un contraste dont l’antagonisme avait sans doute eu pour résultat de resserrer les liens qui les unissaient. Rodolphe était le fils naturel d’un grand seigneur qui fut surpris par une mort prématurée sans avoir pu faire de dispositions pour assurer des moyens d’existence à une femme tendrement aimée et à Rodolphe. Ainsi trompée par un coup du sort, la mère de Rodolphe avait eu recours à un moyen héroïque. Elle vendit tout ce qu’elle tenait de la munificence du père de son enfant, fit une somme de cent et quelque mille francs, la plaça sur sa propre tête en viager, à un taux considérable, et se composa de cette manière un revenu d’environ quinze mille francs, en prenant la résolution de tout consacrer à l’éducation de son fils afin de le douer des avantages personnels les