Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, I.djvu/475

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un lambeau de ma vie intime. À chaque nouvel effort, je sens que je ne pourrai plus le recommencer. Je n’ai plus de force et de puissance que pour le bonheur, et s’il n’arrivait pas poser sa couronne de roses sur ma tête, le moi que je suis n’existerait plus, je deviendrais une chose détruite, je ne désirerais plus rien dans le monde, je ne voudrais plus rien être. Tu le sais, le pouvoir et la gloire, cette immense fortune morale que je cherche, n’est que secondaire : c’est pour moi le moyen de la félicité, le piédestal de mon idole.

« Atteindre au but en expirant, comme le coureur antique ! voir la fortune et la mort arrivant ensemble sur le seuil de sa porte ! obtenir celle qu’on aime au moment où l’amour s’éteint ! n’avoir plus la faculté de jouir quand on a gagné le droit de vivre heureux !… oh ! de combien d’hommes ceci fut la destinée !

« Il y a certes un moment où Tantale s’arrête, se croise les bras, et défie l’enfer en renonçant à son métier d’éternel attrapé. J’en serais là, si quelque chose faisait manquer mon plan, si, après m’être courbé dans la poussière de la province, avoir rampé comme un tigre affamé autour de ces négociants, de ces électeurs, pour avoir leurs votes ; si, après avoir plaidaillé d’arides affaires, avoir donné mon temps, un temps que je pourrais passer sur le lac Majeur, à voir les eaux qu’elle voit, à me coucher sous ses regards, à l’entendre, je ne m’élançais pas à la tribune pour y conquérir l’auréole que doit avoir un nom pour succéder à celui d’Argaiolo. Bien plus, Léopold, je sens par certains jours des langueurs vaporeuses ; il s’élève du fond de mon âme des dégoûts mortels, surtout quand, en de longues rêveries, je me suis plongé par avance au milieu des joies de l’amour heureux ! Le désir n’aurait-il en nous qu’une certaine dose de force, et peut-il périr sous une trop grande effusion de sa substance ? Après tout, en ce moment ma vie est belle, éclairée par la foi, par le travail et par l’amour. Adieu, mon ami. J’embrasse tes enfants, et tu rappelleras au souvenir de ton excellente femme,

« Votre Albert. »


Philomène lut deux fois cette lettre, dont le sens général se grava dans son cœur. Elle pénétra soudain dans la vie antérieure d’Albert, car sa vive intelligence lui en expliqua les détails et lui en fit parcourir l’étendue. En rapprochant cette confidence de la Nou-