Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, II.djvu/199

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désespoir autour de moi ; je veux surtout le tromper, j’en aurai la force. Je suis pleine d’énergie, de jeunesse, et je saurai mourir debout. Quant à moi, je ne me plains pas, je meurs comme je l’ai souhaité souvent : à trente ans, jeune, belle, tout entière. Quant à lui, je l’aurais rendu malheureux, je le vois. Je me suis prise dans les lacs de mes amours, comme une biche qui s’étrangle en s’impatientant d’être prise ; de nous deux, je suis la biche… et bien sauvage. Mes jalousies à faux frappaient déjà sur son cœur de manière à le faire souffrir. Le jour où mes soupçons auraient rencontré l’indifférence, le loyer qui attend la jalousie, eh ! bien… je serais morte. J’ai mon compte de la vie. Il y a des êtres qui ont soixante ans de service sur les contrôles du monde et qui, en effet, n’ont pas vécu deux ans ; au rebours, je parais n’avoir que trente ans, mais, en réalité, j’ai eu soixante années d’amours. Ainsi, pour moi, pour lui, ce dénouement est heureux. Quant à nous deux, c’est autre chose : tu perds une sœur qui t’aime, et cette perte est irréparable. Toi seule, ici, tu dois pleurer ma mort. Ma mort, reprit-elle après une longue pause pendant laquelle je ne l’ai vue qu’à travers le voile de mes larmes, porte avec elle un cruel enseignement. Mon cher docteur en corset a raison : le mariage ne saurait avoir pour base la passion, ni même l’amour. Ta vie est une belle et noble vie, tu as marché dans ta voie, aimant toujours de plus en plus ton Louis ; tandis qu’en commençant la vie conjugale par une ardeur extrême, elle ne peut que décroître. J’ai eu deux fois tort, et deux fois la Mort sera venue souffleter mon bonheur de sa main décharnée. Elle m’a enlevé le plus noble et le plus dévoué des hommes ; aujourd’hui, la camarde m’enlève au plus beau, au plus charmant, au plus poétique époux du monde. Mais j’aurai tour à tour connu le beau idéal de l’âme et celui de la forme. Chez Felipe, l’âme domptait le corps et le transformait ; chez Gaston, le cœur, l’esprit et la beauté rivalisent. Je meurs adorée, que puis-je vouloir de plus ?… me réconcilier avec Dieu que j’ai négligé peut-être, et vers qui je m’élancerai pleine d’amour en lui demandant de me rendre un jour ces deux anges dans le ciel. Sans eux, le paradis serait désert pour moi. Mon exemple serait fatal : je suis une exception. Comme il est impossible de rencontrer des Felipe ou des Gaston, la loi sociale est en ceci d’accord avec la loi naturelle. Oui, la femme est un être faible qui doit, en se mariant, faire un entier sacrifice de sa volonté à l’homme, qui lui doit en retour le sacrifice