Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, II.djvu/214

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Les deux Marie n’allèrent au bal qu’à l’âge de seize ans, et quatre fois seulement par année, dans quelques maisons choisies. Elles ne quittaient les côtés de leur mère que munies d’instructions sur la conduite à suivre avec leurs danseurs, et si sévères qu’elles ne pouvaient répondre que oui ou non à leurs partenaires. L’œil de la comtesse n’abandonnait point ses filles et semblait deviner les paroles au seul mouvement des lèvres. Les pauvres petites avaient des toilettes de bal irréprochables, des robes de mousseline montant jusqu’au menton, avec une infinité de ruches excessivement fournies, et des manches longues. En tenant leurs grâces comprimées et leurs beautés voilées, cette toilette leur donnait une vague ressemblance avec les gaînes égyptiennes ; néanmoins il sortait de ces blocs de coton deux figures délicieuses de mélancolie. Elles enrageaient en se voyant l’objet d’une pitié douce. Quelle est la femme, si candide qu’elle soit, qui ne souhaite faire envie ? Aucune idée dangereuse, malsaine ou seulement équivoque, ne souilla donc la pulpe blanche de leur cerveau : leurs cœurs étaient purs, leurs mains étaient horriblement rouges, elles crevaient de santé. Ève ne sortit pas plus innocente des mains de Dieu que ces deux filles ne le furent en sortant du logis maternel pour aller à la Mairie et à l’Église, avec la simple mais épouvantable recommandation d’obéir en toute chose à des hommes auprès desquels elles devaient dormir ou veiller pendant la nuit. À leur sens, elles ne pouvaient trouver plus mal dans la maison étrangère où elles seraient déportées que dans le couvent maternel.

Pourquoi le père de ces deux filles, le comte de Granville, ce grand, savant et intègre magistrat, quoique parfois entraîné par la politique, ne protégeait-il pas ces deux petites créatures contre cet écrasant despotisme ? Hélas ! par une mémorable transaction, convenue après six ans de mariage, les époux vivaient séparés dans leur propre maison. Le père s’était réservé l’éducation de ses fils, en laissant à sa femme l’éducation des filles. Il vit beaucoup moins de danger pour des femmes que pour des hommes à l’application de ce système oppresseur. Les deux Marie, destinées à subir quelque tyrannie, celle de l’amour ou celle du mariage, y perdaient moins que des garçons chez qui l’intelligence devait rester libre, et dont les qualités se seraient détériorées sous la compression violente des idées religieuses poussées à toutes leurs conséquences. De quatre victimes, le comte en avait sauvé deux. La comtesse regardait ses deux fils,