Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, II.djvu/223

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sera coffré comme une chose précieuse, rue de Clichy, dit-il froidement.

La pauvre femme fut saisie par un tremblement nerveux qu’elle réprima.

— Vous m’avez effrayée, dit-elle. Mais ma sœur est trop bien élevée, elle aime trop son mari pour s’intéresser à ce point à un homme.

— Au contraire, répondit-il sèchement. Les filles élevées comme vous l’avez été, dans la contrainte et les pratiques religieuses, ont soif de la liberté, désirent le bonheur, et le bonheur dont elles jouissent n’est jamais aussi grand ni aussi beau que celui qu’elles ont rêvé. De pareilles filles font de mauvaises femmes.

— Parlez pour moi, dit la pauvre Eugénie avec un ton de raillerie amère, mais respectez ma sœur. La comtesse de Vandenesse est trop heureuse, son mari la laisse trop libre pour qu’elle ne lui soit pas attachée. D’ailleurs, si votre supposition était vraie, elle ne me l’aurait pas dit.

— Cela est, dit du Tillet. Je vous détends de faire quoi que ce soit dans cette affaire. Il est dans mes intérêts que cet homme aille en prison. Tenez-vous-le pour dit.

Madame du Tillet sortit.

— Elle me désobéira sans doute, et je pourrai savoir tout ce qu’elles feront en les surveillant, se dit du Tillet resté seul dans le boudoir. Ces pauvres sottes veulent lutter avec nous.

Il haussa les épaules et rejoignit sa femme, ou, pour être vrai, son esclave.

La confidence faite à madame du Tillet par madame Félix de Vandenesse tenait à tant de points de son histoire depuis six ans, qu’elle serait inintelligible, sans le récit succinct des principaux événements de sa vie.

Parmi les hommes remarquables qui durent leur destinée à la Restauration et que, malheureusement pour elle, elle mit avec Martignac en dehors des secrets du gouvernement, on comptait Félix de Vandenesse, déporté comme plusieurs autres à la chambre des pairs aux derniers jours de Charles X. Cette disgrâce, quoique momentanée à ses yeux, le fit songer au mariage, vers lequel il fut conduit, comme beaucoup d’hommes le sont, par une sorte de dégoût pour les aventures galantes, ces folles fleurs de la jeunesse. Il est un moment suprême où la vie sociale apparaît dans sa gra-