Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, II.djvu/25

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

pensé. Les honneurs étaient pour elle, j’ai été le prétexte des plus agréables flatteries. Elle a eu le talent de me faire danser avec des imbéciles qui m’ont tous parlé de la chaleur comme si j’eusse été gelée, et de la beauté du bal comme si j’étais aveugle. Aucun n’a manqué de s’extasier sur une chose étrange, inouïe, extraordinaire, singulière, bizarre, c’est de m’y voir pour la première fois. Ma toilette, qui me ravissait dans mon salon blanc et or où je paradais toute seule, était à peine remarquable au milieu des parures merveilleuses de la plupart des femmes. Chacune d’elles avait ses fidèles, elles s’observaient toutes du coin de l’œil, plusieurs brillaient d’une beauté triomphante, comme était ma mère. Au bal, une jeune personne ne compte pas, elle y est une machine à danser. Les hommes, à de rares exceptions près, ne sont pas mieux là qu’aux Champs-Élysées. Ils sont usés, leurs traits sont sans caractère, ou plutôt ils ont tous le même caractère. Ces mines fières et vigoureuses que nos ancêtres ont dans leurs portraits, eux qui joignaient à la force physique la force morale, n’existent plus. Cependant il s’est trouvé dans cette assemblée un homme d’un grand talent qui tranchait sur la masse par la beauté de sa figure, mais il ne m’a pas causé la sensation vive qu’il devait communiquer. Je ne connais pas ses œuvres, et il n’est pas gentilhomme. Quels que soient le génie et les qualités d’un bourgeois ou d’un homme anobli, je n’ai pas dans le sang une seule goutte pour eux. D’ailleurs, je l’ai trouvé si fort occupé de lui, si peu des autres, qu’il m’a fait penser que nous devons être des choses et non des êtres pour ces grands chasseurs d’idées. Quand les hommes de talent aiment, ils ne doivent plus écrire, ou ils n’aiment pas. Il y a quelque chose dans leur cervelle qui passe avant leur maîtresse. Il m’a semblé voir tout cela dans la tournure de cet homme, qui est, dit-on, professeur, parleur, auteur, et que l’ambition rend serviteur de toute grandeur. J’ai pris mon parti sur-le-champ : j’ai trouvé très indigne de moi d’en vouloir au monde de mon peu de succès, et je me suis mise à danser sans aucun souci. J’ai d’ailleurs trouvé du plaisir à la danse. J’ai entendu force commérages sans piquant sur des gens inconnus ; mais peut-être est-il nécessaire de savoir beaucoup de choses que j’ignore pour les comprendre, car j’ai vu la plupart des femmes et des hommes prenant un très-vif plaisir à dire ou entendre certaines phrases. Le monde offre énormément d’énigmes dont le mot paraît difficile à trouver. Il y a des intrigues multipliées. J’ai des yeux