Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, II.djvu/30

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çois la vie comme un de ces grands chemins de France, unis et doux, ombragés d’arbres éternels. Il n’y aura pas deux Buonaparte en ce siècle : je pourrai garder mes enfants si j’en ai, les élever, en faire des hommes, je jouirai de la vie par eux. Si tu ne manques pas à ta destinée, toi qui seras la femme de quelque puissant de la terre, les enfants de ta Renée auront une active protection. Adieu donc, pour moi du moins, les romans et les situations bizarres dont nous nous faisions les héroïnes. Je sais déjà par avance l’histoire de ma vie : ma vie sera traversée par les grands événements de la dentition de messieurs de l’Estorade, par leur nourriture, par les dégâts qu’ils feront dans mes massifs et dans ma personne : leur broder des bonnets, être aimée et admirée par un pauvre homme souffreteux, à l’entrée de la vallée de Gémenos, voilà mes plaisirs. Peut-être un jour la campagnarde ira-t-elle habiter Marseille pendant l’hiver ; mais alors elle n’apparaîtrait encore que sur le théâtre étroit de la province dont les coulisses ne sont point périlleuses. Je n’aurai rien à redouter, pas même une de ces admirations qui peuvent nous rendre fières. Nous nous intéresserons beaucoup aux vers à soie pour lesquels nous aurons des feuilles de mûrier à vendre. Nous connaîtrons les étranges vicissitudes de la vie provençale et les tempêtes d’un ménage sans querelle possible : monsieur de l’Estorade annonce l’intention formelle de se laisser conduire par sa femme. Or, comme je ne ferai rien pour l’entretenir dans cette sagesse, il est probable qu’il y persistera. Tu seras, ma chère Louise, la partie romanesque de mon existence. Aussi raconte-moi bien tes aventures, peins-moi les bals, les fêtes, dis-moi bien comment tu t’habilles, quelles fleurs couronnent tes beaux cheveux blonds, et les paroles des hommes et leurs façons. Tu seras deux à écouter, à danser, à sentir le bout de tes doigts pressé. Je voudrais bien m’amuser à Paris, pendant que tu seras mère de famille à La Crampade, tel est le nom de notre bastide. Pauvre homme qui croit épouser une seule femme ! S’apercevra-t-il qu’elles sont deux ? Je commence à dire des folies. Comme je ne puis plus en faire que par procureur, je m’arrête. Donc, un baiser sur chacune de tes joues, mes lèvres sont encore celles de la jeune fille (il n’a osé prendre que ma main). Oh ! nous sommes d’un respectueux et d’une convenance assez inquiétants. Eh ! bien, je recommence. Adieu ! chère.

P.-S. J’ouvre ta troisième lettre. Ma chère, je puis disposer