Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, II.djvu/34

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liers à trois francs par cachet. Je vais chez mes élèves de deux jours l’un, j’ai donc quatre séances par jour et gagne douze francs, somme bien supérieure à mes besoins. À l’arrivée d’Urraca, je ferai le bonheur de quelque Espagnol proscrit en lui cédant ma clientèle. Je suis logé rue Hillerin-Bertin chez une pauvre veuve qui prend des pensionnaires. Ma chambre est au midi et donne sur un petit jardin. Je n’entends aucun bruit, je vois de la verdure et ne dépense en tout qu’une piastre par jour ; je suis tout étonné des plaisirs calmes et purs que je goûte dans cette vie de Denys à Corinthe. Depuis le lever du soleil jusqu’à dix heures, je fume et prends mon chocolat, assis à ma fenêtre, en regardant deux plantes espagnoles, un genêt qui s’élève entre les masses d’un jasmin : de l’or sur un fond blanc, une image qui fera toujours tressaillir un rejeton des Maures. À dix heures, je me mets en route jusqu’à quatre heures pour donner mes leçons. À cette heure, je reviens dîner, je fume et lis après jusqu’à mon coucher. Je puis mener long-temps cette vie, que mélangent le travail et la méditation, la solitude et le monde. Sois donc heureux, Fernand, mon abdication est accomplie sans arrière-pensée ; elle n’est suivie d’aucun regret comme celle de Charles-Quint, d’aucune envie de renouer la partie comme celle de Napoléon. Cinq nuits et cinq jours ont passé sur mon testament, la pensée en a fait cinq siècles. Les grandesses, les titres, les biens sont pour moi comme s’ils n’eussent jamais été. Maintenant que la barrière du respect qui nous séparait est tombée, je puis, cher enfant, te laisser lire dans mon cœur. Ce cœur, que la gravité couvre d’une impénétrable armure, est plein de tendresses et de dévouements sans emploi ; mais aucune femme ne l’a deviné, pas même celle qui, dès le berceau, me fut destinée. Là est le secret de mon ardente vie politique. À défaut de maîtresse, j’ai adoré l’Espagne. L’Espagne aussi m’a échappé ! Maintenant que je ne suis plus rien, je puis contempler le moi détruit, me demander pourquoi la vie y est venue et quand elle s’en ira ? pourquoi la race chevaleresque par excellence a jeté dans son dernier rejeton ses premières vertus, son amour africain, sa chaude poésie ? si la graine doit conserver sa rugueuse enveloppe sans pousser de tige, sans effeuiller ses parfums orientaux du haut d’un radieux calice ? Quel crime ai-je commis avant de naître pour n’avoir inspiré d’amour à personne ? Dès ma naissance étais-je donc un vieux débris destiné à échouer sur une grève aride ? Je retrouve en mon âme les déserts