Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, II.djvu/423

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

des abîmes. Il suffit quelquefois d’une contredanse, d’un air chanté au piano, d’une partie de campagne pour décider d’effroyables malheurs. On y court à la voix présomptueuse de la vanité, de l’orgueil, sur la foi d’un sourire, ou par folie, par étourderie ! La Honte, le Remords et la Misère sont trois Furies entre les mains desquelles doivent infailliblement tomber les femmes aussitôt qu’elles franchissent les bornes…

— Ma pauvre Camille se meurt de sommeil, dit la vicomtesse en interrompant l’avoué. Va, ma fille, va dormir, ton cœur n’a pas besoin de tableaux effrayants pour rester pur et vertueux.

Camille de Grandlieu comprit sa mère, et sortit.

— Vous êtes allé un peu trop loin, cher monsieur Derville, dit la vicomtesse, les avoués ne sont ni mères de famille, ni prédicateurs.

— Mais les gazettes sont mille fois plus…

— Pauvre Derville ! dit la vicomtesse en interrompant l’avoué, je ne vous reconnais pas. Croyez-vous donc que ma fille lise les journaux ? — Continuez, ajouta-t-elle après une pause.

— Trois mois après la ratification des ventes consenties par le comte au profit de Gobseck…

— Vous pouvez nommer le comte de Restaud, puisque ma fille n’est plus là, dit la vicomtesse.

— Soit ! reprit l’avoué. Longtemps après cette scène, je n’avais pas encore reçu la contre-lettre qui devait me rester entre les mains. A Paris, les avoués sont emportés par un courant qui ne leur permet de porter aux affaires de leurs clients que le degré d’intérêt qu’ils y portent eux-mêmes, sauf les exceptions que nous savons faire. Cependant, un jour que l’usurier dînait chez moi, je lui demandai, en sortant de table, s’il savait pourquoi je n’avais plus entendu parler de monsieur de Restaud. — Il y a d’excellentes raisons pour cela, me répondit-il. Le gentilhomme est à la mort. C’est une de ces âmes tendres qui ne connaissant pas la manière de tuer le chagrin, se laissent toujours tuer par lui. La vie est un travail, un métier, qu’il faut se donner la peine d’apprendre. Quand un homme a su la vie, à force d’en avoir éprouvé les douleurs, sa fibre se corrobore et acquiert une certaine souplesse qui lui permet de gouverner sa sensibilité ; il fait de ses nerfs des espèces de ressorts d’acier qui plient sans casser ; si l’estomac est bon, un homme ainsi préparé doit vivre aussi longtemps que vivent