Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, II.djvu/57

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un regard, il ne froissera ce cœur aimant qui se sera remis en ses mains avec l’aveugle amour d’un enfant qui dort dans les bras de sa mère ; car si elle se réveillait jamais de ce doux rêve, elle aurait l’âme et le cœur à jamais déchirés : il lui serait impossible de s’embarquer sur cet océan sans y mettre tout son avenir.

» Cet homme aura nécessairement la physionomie, la tournure, la démarche, enfin la manière de faire les plus grandes comme les plus petites choses, des êtres supérieurs qui sont simples et sans apprêt. Il peut être laid ; mais ses mains seront belles ; il aura la lèvre supérieure légèrement relevée par un sourire ironique et dédaigneux pour les indifférents ; enfin il réservera pour ceux qu’il aime le rayon céleste et brillant de son regard plein d’âme. »


— Mademoiselle, me dit-il en espagnol et d’une voix profondément émue, veut-elle me permettre de garder ceci en mémoire d’elle ? Voici la dernière leçon que j’aurai l’honneur de lui donner, et celle que je reçois dans cet écrit peut devenir une règle éternelle de conduite. J’ai quitté l’Espagne en fugitif et sans argent ; mais, aujourd’hui, j’ai reçu de ma famille une somme qui suffit à mes besoins. J’aurai l’honneur de vous envoyer quelque pauvre Espagnol pour me remplacer. Il semblait ainsi me dire : — Assez joué comme cela. Il s’est levé par un mouvement d’une incroyable dignité, et m’a laissée confondue de cette inouïe délicatesse chez les hommes de sa classe. Il est descendu, et a fait demander à parler à mon père. Au dîner, mon père me dit en souriant : — Louise, vous avez reçu des leçons d’espagnol d’un ex-ministre du roi d’Espagne et d’un condamné à mort. — Le duc de Soria, lui dis-je. — Le duc ! me répondit mon père. Il ne l’est plus, il prend maintenant le titre de baron de Macumer, d’un fief qui lui reste en Sardaigne. Il me paraît assez original. — Ne flétrissez pas de ce mot qui, chez vous, comporte toujours un peu de moquerie et de dédain, un homme qui vous vaut, lui dis-je, et qui, je crois, a une belle âme. — Baronne de Macumer ? s’écria mon père en me regardant d’un air moqueur. J’ai baissé les yeux par un mouvement de fierté. — Mais, dit ma mère, Hénarez a dû se rencontrer sur le perron avec l’ambassadeur d’Espagne ? — Oui, a répondu mon père : l’ambassadeur m’a demandé si je conspirais contre le roi son maître ; mais il a salué l’ex-grand d’Espagne avec beaucoup de déférence, en se mettant à ses ordres.