Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, III.djvu/164

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ou pour obéir aux mille coquetteries de la femme, et peut-être pour en essayer le pouvoir, à jouer avec la passion d’un homme habile, mais sans cœur, se disant ivre d’amour, de cet amour avec lequel se combinent toutes les petites ambitions sociales et vaniteuses du fat. Madame d’Aiglemont, à laquelle une longue expérience avait appris à connaître la vie, à juger les hommes, à redouter le monde, avait observé les progrès de cette intrigue et pressentait la perte de sa fille en la voyant tombée entre les mains d’un homme à qui rien n’était sacré. N’y avait-il pas pour elle quelque chose d’épouvantable à rencontrer un roué dans l’homme que Moïna écoutait avec plaisir ? Son enfant chérie se trouvait donc au bord d’un abîme. Elle en avait une horrible certitude, et n’osait l’arrêter, car elle tremblait devant la comtesse. Elle savait d’avance que Moïna n’écouterait aucun de ses sages avertissements ; elle n’avait aucun pouvoir sur cette âme, de fer pour elle et toute moelleuse pour les autres. Sa tendresse l’eût portée à s’intéresser aux malheurs d’une passion justifiée par les nobles qualités du séducteur, mais sa fille suivait un mouvement de coquetterie ; et la marquise méprisait le comte Alfred de Vandenesse, sachant qu’il était homme à considérer sa lutte avec Moïna comme une partie d’échecs. Quoique Alfred de Vandenesse fît horreur à cette malheureuse mère, elle était obligée d’ensevelir dans le pli le plus profond de son cœur les raisons suprêmes de son aversion. Elle était intimement liée avec le marquis de Vandenesse, père d’Alfred, et cette amitié, respectable aux yeux du monde, autorisait le jeune homme à venir familièrement chez madame de Saint-Héreen, pour laquelle il feignait une passion conçue dès l’enfance. D’ailleurs, en vain madame d’Aiglemont se serait-elle décidée à jeter entre sa fille et Alfred de Vandenesse une terrible parole qui les eût séparés ; elle était certaine de n’y pas réussir, malgré la puissance de cette parole, qui l’eût déshonorée aux yeux de sa fille. Alfred avait trop de corruption, Moïna trop d’esprit pour croire à cette révélation, et la jeune vicomtesse l’eût éludée en la traitant de ruse maternelle. Madame d’Aiglemont avait bâti son cachot de ses propres mains et s’y était murée elle-même pour y mourir en voyant se perdre la belle vie de Moïna, cette vie devenue sa gloire, son bonheur et sa consolation, une existence pour elle mille fois plus chère que la sienne. Horribles souffrances, incroyables, sans langage ! abîmes sans fond !