Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, III.djvu/26

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tôt réprimés par une pensée importune. Elle devina que ni le souvenir paternel ni l’absence de Victor n’étaient la cause de la mélancolie profonde qui jetait un voile sur la vie de sa nièce ; puis elle eut tant de mauvais soupçons qu’il lui fut difficile de s’arrêter à la véritable cause du mal, car nous ne rencontrons peut-être le vrai que par hasard. Un jour, enfin, Julie fit briller aux yeux de sa tante étonnée un oubli complet du mariage, une folie de jeune fille étourdie, une candeur d’esprit, un enfantillage digne du premier âge, tout cet esprit délicat, et parfois si profond, qui distingue les jeunes personnes en France. Madame de Listomère résolut alors de sonder les mystères de cette âme dont le naturel extrême équivalait à une impénétrable dissimulation. La nuit approchait, les deux dames étaient assises devant une croisée qui donnait sur la rue, Julie avait repris un air pensif, un homme à cheval vint à passer.

— Voilà une de vos victimes, dit la vieille dame.

Madame d’Aiglemont regarda sa tante en manifestant un étonnement mêlé d’inquiétude.

— C’est un jeune Anglais, un gentilhomme, l’honorable Arthur Ormond, fils aîné de lord Grenville. Son histoire est intéressante. Il est venu à Montpellier en 1802, espérant que l’air de ce pays, où il était envoyé par les médecins, le guérirait d’une maladie de poitrine à laquelle il devait succomber. Comme tous ses compatriotes, il a été arrêté par Bonaparte lors de la guerre, car ce monstre-là ne peut se passer de guerroyer. Par distraction, ce jeune Anglais s’est mis à étudier sa maladie, que l’on croyait mortelle. Insensiblement, il a pris goût à l’anatomie, à la médecine ; il s’est passionné pour ces sortes d’arts, ce qui est fort extraordinaire chez un homme de qualité ; mais le Régent s’est bien occupé de chimie ! Bref, monsieur Arthur a fait des progrès étonnants, même pour les professeurs de Montpellier ; l’étude l’a consolé de sa captivité, et, en même temps il s’est radicalement guéri. On prétend qu’il est resté deux ans sans parler, respirant rarement, demeurant couché dans une étable, buvant du lait d’une vache venue de Suisse, et vivant de cresson. Depuis qu’il est à Tours, il n’a vu personne, il est fier comme un paon ; mais vous avez certainement fait sa conquête, car ce n’est probablement pas pour moi qu’il passe sous nos fenêtres deux fois par jour depuis que vous êtes ici… Certes, il vous aime.