Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, III.djvu/465

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d’élever une barrière entre elle et lui, sans doute pour se ménager encore quelques jours de coquetterie avant de la franchir. En un moment, un drame tragique se déroula dans toute son étendue au fond des cœurs.

— Vous ne m’attendiez peut-être pas sitôt, dit l’artiste à Béatrix en lui offrant le bras.

La marquise ne put s’empêcher de quitter le bras de Calyste et de prendre celui de Conti. Cette ignoble transition impérieusement commandée et qui déshonorait le nouvel amour accabla Calyste, qui s’alla jeter sur le banc à côté de Camille après avoir échangé le plus froid salut avec son rival. Il éprouvait une foule de sensations contraires : en apprenant combien il était aimé de Béatrix, il avait voulu par un mouvement se jeter sur l’artiste en lui disant que Béatrix était à lui ; mais la convulsion intérieure de cette pauvre femme, en trahissant tout ce qu’elle souffrait, car elle avait payé là le prix de toutes ses fautes en un moment, l’avait si profondément ému qu’il en était resté stupide, frappé comme elle par une implacable nécessité. Ces deux mouvements contraires produisirent en lui le plus violent des orages auxquels il eût été soumis depuis qu’il aimait Béatrix. Madame de Rochegude et Conti passaient devant le banc où gisait Calyste auprès de Camille, la marquise regardait sa rivale et lui jetait un de ces regards terribles par lesquels les femmes savent tout dire, elle évitait les yeux de Calyste et paraissait écouter Conti qui semblait badiner.

— Que peuvent-ils se dire ? demanda Calyste à Camille.

— Cher enfant ! tu ne connais pas encore les épouvantables droits que laisse à un homme sur une femme un amour éteint. Béatrix n’a pas pu lui refuser sa main. Il la raille sans doute sur ses amours, il a dû les deviner à votre attitude et à la manière dont vous vous êtes présentés à ses regards.

— Il la raille ?… dit l’impétueux jeune homme.

— Calme-toi, dit Camille, ou tu perdrais les chances favorables qui te restent. S’il froisse un peu trop l’amour-propre de Béatrix, elle le foulera comme un ver à ses pieds. Mais il est astucieux, il saura s’y prendre avec esprit. Il ne supposera pas que la fière madame de Rochegude ait pu le trahir. Il y aurait trop de dépravation à aimer un homme à cause de sa beauté ! Il te peindra sans doute à elle-même comme un enfant saisi par la vanité d’avoir une marquise, et de se rendre l’arbitre des destinées de deux femmes.