Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IV.djvu/194

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adieu à bien des ennuis que nous avons la folie d’appeler le bonheur. Le bonheur, ma chère belle inconnue, il est ce que vous rêvez : une fusion complète des sentiments, une parfaite concordance d’âme, une vive empreinte du beau idéal (ce que Dieu nous permet d’en avoir ici-bas) sur les actions vulgaires de la vie au train de laquelle il faut bien obéir, enfin la constance du cœur plus prisable que ce que nous nommons la fidélité.

» Peut-on dire qu’on fait des sacrifices dès qu’il s’agit d’un bien suprême, le rêve des poëtes, le rêve des jeunes filles, le poëme qu’à l’entrée de la vie, et dès que la pensée essaie ses ailes, chaque belle intelligence a caressé de ses regards et couvé des yeux pour le voir se briser dans un achoppement aussi dur que vulgaire ; car, pour la presque totalité des hommes, le pied du Réel se pose aussitôt sur cet œuf mystérieux qui n’éclôt presque jamais. Aussi ne vous parlerai-je pas encore de moi, ni de mon passé, ni de mon caractère, ni d’une affection quasi maternelle d’un côté, filiale du mien, que vous avez déjà gravement altérée, et dont l’effet sur ma vie expliquerait le mot de sacrifice. Vous m’avez déjà rendu bien oublieux, pour ne pas dire ingrat : est-ce assez pour vous ? Oh ! parlez, dites un mot, et je vous aimerai jusqu’à ce que mes yeux se ferment, comme le marquis de Pescaire aima sa femme, comme Roméo sa Juliette, et fidèlement. Notre vie, pour moi du moins, sera cette félicité sans trouble dont parle Dante comme étant l’élément de son Paradis, poëme bien supérieur à son Enfer. Chose étrange, ce n’est pas de moi, mais de vous que je doute dans les longues méditations par lesquelles je me suis plu, comme vous, peut-être, à embrasser le cours chimérique d’une existence rêvée. Oui, chère, je me sens la force d’aimer ainsi, d’aller vers la tombe avec une douce lenteur et d’un air toujours riant, en donnant le bras à une femme aimée, sans jamais troubler le beau temps de l’âme. Oui, j’ai le courage d’envisager notre double vieillesse, de nous voir en cheveux blancs, comme le vénérable historien de l’Italie, encore animés de la même affection, mais transformés selon l’esprit de chaque saison. Tenez, je ne puis plus n’être que votre ami. Quoique Chrysale, Oronte et Argante revivent, dites-vous, en moi, je ne suis pas encore assez vieillard pour boire à une coupe tenue par les charmantes mains d’une femme voilée sans éprouver un féroce désir de déchirer le domino, le masque, et de voir le visage. Ou