Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IV.djvu/237

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ferai brûler sous mes yeux. Tant pis pour ceux qui me trouveront ridicule ! Que voulez-vous, j’ai de la reconnaissance, et ces témoignages-là m’aident à supporter les critiques, les ennuis de la vie littéraire. Quand je reçois dans le dos l’arquebusade d’un ennemi embusqué dans un journal, je regarde cette cassette, et je me dis : ─ Il est, çà et là, quelques âmes dont les blessures ont été guéries, ou amusées, ou pansées par moi…

Cette poésie, débitée avec le talent d’un grand acteur, pétrifia le petit caissier dont les yeux s’agrandissaient, et dont l’étonnement amusa le grand poëte.

— Pour vous, dit ce paon qui faisait la roue, et par égard pour une position que j’apprécie, je vous offre d’ouvrir ce trésor, vous verrez à y chercher votre jeune fille ; mais je sais mon compte, je retiens les noms, et vous êtes dans une erreur que…

— Et voilà donc ce que devient, dans ce gouffre de Paris, une pauvre enfant ?… s’écria Dumay, l’amour de ses parents, la joie de ses amis, l’espérance de tous, caressée par tous, l’orgueil d’une maison, et à qui six personnes dévouées font de leurs cœurs et de leurs fortunes un rempart contre tout malheur… Dumay reprit après une pause. ─ Tenez, monsieur, vous êtes un grand poëte, et je ne suis qu’un pauvre soldat… Pendant quinze ans que j’ai servi mon pays, et dans les derniers rangs, j’ai reçu le vent de plus d’un boulet dans la figure, j’ai traversé la Sibérie où je suis resté prisonnier, les Russes m’ont jeté sur un kitbit comme une chose, j’ai tout souffert ; enfin j’ai vu mourir des tas de camarades… Eh ! bien, vous venez de me donner froid dans mes os, ce que je n’ai jamais senti !…

Dumay crut avoir ému le poëte, il l’avait flatté, chose presque impossible, car l’ambitieux ne se souvenait plus de la première fiole embaumée que l’Éloge lui avait cassée sur la tête.

— Hé ! mon brave ! dit solennellement le poëte en posant sa main sur l’épaule de Dumay et trouvant drôle de faire frissonner un soldat impérial, cette jeune fille est tout pour vous… Mais dans la société, qu’est-ce ?… Rien. En ce moment, le mandarin le plus utile à la Chine tourne l’œil en dedans, et met l’empire en deuil ?… cela vous fait-il beaucoup de chagrin ? Les Anglais tuent dans l’Inde des milliers de gens qui nous valent, et l’on y brûle, à la minute où je vous parle, la femme la plus ravissante ; mais vous n’en avez pas moins déjeuné d’une tasse de café ?… En ce moment même, il