Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IV.djvu/272

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eu des attentions pour tout le monde. Il a su remercier Latournelle de ses soins pour la location de son pavillon en me disant qu’il semblait avoir consulté le goût d’une femme. Et l’autre restait là, sombre comme un Espagnol, les yeux fixes, avant l’air de vouloir avaler Modeste. S’il m’avait regardée il m’aurait fait peur.

— Il a un joli son de voix, répondit madame Mignon.

— Il sera sans doute venu prendre des renseignements sur la maison Mignon, pour le compte du poëte, dit Modeste en guignant son père, car c’est bien lui que nous avons vu dans l’église.

Madame Dumay, madame et monsieur Latournelle, acceptèrent cette façon d’expliquer le voyage d’Ernest.

— Sais-tu, Ernest, s’écria Canalis à vingt pas du Chalet, que je ne vois pas dans le monde, à Paris, une seule personne à marier comparable à cette adorable fille !

— Eh ! tout est dit, répliqua La Brière avec une amertume concentrée, elle t’aime, ou, si tu le veux, elle t’aimera. Ta gloire a fait la moitié du chemin. Bref, tout est à ta disposition. Tu retourneras là seul. Modeste a pour moi le plus profond mépris, elle a raison, et je ne vois pas pourquoi je me condamnerais au supplice d’aller admirer, désirer, adorer ce que je ne puis jamais posséder.

Après quelques propos de condoléance où perçait la satisfaction d’avoir fait une nouvelle édition de la phrase de César, Canalis laissa voir le désir d’en finir avec la duchesse de Chaulieu. La Brière, ne pouvant supporter cette conversation, allégua la beauté d’une nuit douteuse pour se faire mettre à terre, et courut comme un insensé vers la côte où il resta jusqu’à dix heures et demie, en proie à une espèce de démence, tantôt marchant pas précipités et se livrant à des monologues, tantôt restant debout ou s’asseyant, sans s’apercevoir de l’inquiétude qu’il donnait à deux douaniers en observation. Après avoir aimé la spirituelle instruction et la candeur agressive de Modeste, il venait de joindre l’adoration de la beauté, c’est-à-dire l’amour sans raison, l’amour inexplicable, à toutes les raisons qui l’avaient amené, dix jours auparavant, dans l’église du Havre. Il revint au Chalet, où les chiens des Pyrénées aboyèrent tellement après lui qu’il ne put s’adonner au plaisir de contempler les fenêtres de Modeste. En amour, toutes ces choses ne comptent pas plus à l’amant que les travaux couverts par la dernière couche ne comptent au peintre ; mais elles sont tout l’amour, comme les peines enfouies sont l’art tout entier ; il en sort un grand peintre