Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IV.djvu/276

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par recouvrer la santé. La sottise seule est incurable… Depuis l’âge de six ans (j’en ai vingt-cinq), je n’ai ni père ni mère ; j’ai la charité publique pour mère, et le procureur du roi pour père. ─ Soyez tranquille, dit-il à un geste d’Ernest, je suis plus gai que ma position… Eh bien ! depuis six ans que le regard insolent d’une bonne de madame Latournelle m’a dit que j’avais tort de vouloir aimer, j’aime, et j’étudie les femmes ! J’ai commencé par les laides, il faut toujours attaquer le taureau par les cornes. Aussi ai-je pris pour premier objet d’étude ma patronne qui, certes, est un ange pour moi. J’ai peut-être eu tort ; mais, que voulez-vous, je l’ai passée à mon alambic, et j’ai fini par découvrir, tapie au fond de son cœur, cette pensée : ─ Je ne suis pas si mal qu’on le croit ! Et, malgré sa piété profonde, en exploitant cette idée, j’aurais pu la conduire jusqu’au bord de l’abîme… pour l’y laisser !

— Et avez-vous étudié Modeste ?

— Je croyais vous avoir dit, répliqua le bossu, que ma vie est à elle, comme la France est au roi ! Comprenez-vous mon espionnage à Paris, maintenant ? Personne que moi ne sait tout ce qu’il y a de noblesse, de fierté, de dévouement, de grâce imprévue, d’infatigable bonté, de vraie religion, de gaieté, d’instruction, de finesse, d’affabilité dans l’âme, dans le cœur, dans l’esprit de cette adorable créature !…

Butscha tira son mouchoir pour étancher deux larmes, et La Brière lui serra la main longtemps.

— Je vivrai dans son rayonnement ! ça commence à elle, et ça finit en moi, voilà comment nous sommes unis, à peu près comme l’est la nature à Dieu, par la lumière et le verbe. Adieu, monsieur ! je n’ai jamais de ma vie tant bavardé ; mais, en vous voyant devant ses fenêtres, j’ai deviné que vous l’aimiez à ma manière !

Sans attendre la réponse, Butscha quitta le pauvre amant à qui cette conversation avait mis je ne sais quel baume au cœur. Ernest résolut de se faire un ami de Butscha, sans se douter que la loquacité du clerc avait eu pour but principal de se ménager des intelligences chez Canalis. Dans quel flux et reflux de pensées, de résolutions, de plans de conduite, Ernest ne fut-il pas bercé avant de sommeiller !… Et son ami Canalis dormait, lui, du sommeil des triomphateurs, le plus doux des sommeils après celui des justes.

Au déjeuner, les deux amis convinrent d’aller ensemble passer, le lendemain, la soirée au Chalet, et de s’initier aux douceurs d’un